I- Qu'est-ce que la théorie de la
sélection naturelle ?
A) Historique
La notion de “sélection naturelle” apparaît
pour la première fois dans L’origine des espèces
de Darwin (1859). Il s’agissait pour lui de rendre compte
par là du processus par lequel les espèces ont pu
se modifier -notons que si c’est une des grandes théories
de l’évolution, Darwin n’utilise pas vraiment
la notion d’”évolution” pour expliquer
ce processus. La sélection naturelle est pour Darwin la principale
cause de la transformation des espèces, et donc, ce qui l’explique,
en rend compte.
Afin de bien comprendre la signification de cette théorie
explicative il faut préciser que Darwin s’opposait,
dans son oeuvre, à Lamarck, pour lequel les transformations
des espèces ont lieu par adaptation au milieu : c’est
par exemple à force d’essayer d’atteindre les
feuillages dans les arbres que les girafes ont acquis des longs
cous.
Si Darwin, dans sa théorie, conserve les notions de l’hérédité
de l’acquis et de changements dans les conditions d’existence,
il s’en démarque justement par la notion de sélection
naturelle. Certes, dit-il, il faut que les conditions d’existence
changent pour que la sélection naturelle s’exerce,
mais la cause véritable du changement des espèces
est la sélection naturelle, qui est définie, dans
le chapitre 4, comme “le principe de préservation des
différences profitables. Il dit encore qu’elle est
une puissance toujours en action, ou “à l’affût”
des variations, autant chez les individus que dans le milieu, et
le principe en vertu duquel une variation (d’un organe quelconque
d’un individu quelconque), si insignifiante qu’elle
soit, se conserve et se perpétue, si et seulement si, elle
est utile.
Exemple : comment rend-il compte de l’exemple des girafes?
Si les girafes actuelles ont toutes un long coup, c’est que,
au sein d’une même espèce, il y avait des variations
: certaines avaient un plus long coup que d’autres ; il y
a eu, entre elles, une lutte pour la vie (ou survie) ; il s’est
avéré que avoir un long coup était plus profitable
à l’espèce dans tel milieu de vie ; si bien
que la sélection naturelle a gardé les variations
les plus profitables, et, par un long processus graduel d’accumulation
de cette variation, l’espèce a “évolué”
(ie : les individus présentant cette variation étant
les plus forts, la sélection naturelle les a gardés
; il s’est donc créé, à partir de l’espèce
x, une nouvelle espèce, les girafes).
B) Contenu exact de la théorie
La transformation des espèces, selon Darwin, n’aurait
donc pas lieu sous l’action du milieu, mais elle s’explique
comme suit et/ou elle a lieu comme suit:
1) tous les êtres vivants sont engagés dans une lutte
pour l’existence
2) cette lutte (qui joue, on le voit, le rôle du sélecteur,
ou, qui n’est autre que le sélecteur) préserve
les variations avantageuses à l’organisme dans des
conditions complexes et parfois changeantes du milieu de vie.
3) cette sélection, répétée sur un
grand nombre de générations, aboutit à la production
de nouvelles formes.
Ce sont les principes de base de la théorie de la sélection
naturelle.
II- Les ambiguïtés de la notion
de sélection naturelle
Il nous semble que le problème que pose cette notion, qui
est, on le voit, censée être une théorie scientifique
(donc : ni métaphysique, ni théologique, ni même
“pseudo-scientifique” ), est qu’elle relève
de nombreuses ambiguïtés, ie, qu’on peut la prendre
en plusieurs sens ; on va voir à travers ces ambiguïtés
que par là, c’est la notion même de sélection
naturelle qui est menacée d’être non-explicative,
car pas claire, ou même non-scientifique.
A) L’ambiguÏté première
que nous rencontrons, est peut-être la plus “dangeureuse”
pour la scientificité de la notion
Elle est fondamentale en tant que a) elle est inhérente
à l’expression même de “sélection
naturelle” et que b) elle est la difficulté même
que toute explication (quelque peu finaliste) du vivant rencontre
inévitablement. En effet, le problème est alors de
savoir si c’est une notion qui nous est nécessaire
pour comprendre la réalité, ou si elle réfère
à quelque chose de réellement existant dans les choses
hors de nous : la sélection naturelle est-elle une force
existante dans la nature, une “cause”, ou bien seulement
une théorie explicative?
1) On pourrait ici immédiatement nous répondre que
notre question n’a pas des sens car si quelque chose explique
une autre chose, c’est qu’elle en est la cause réelle.
Si la sélection naturelle explique, rend raison, de l’évolution,
alors, c’est qu’elle est réelle, qu’elle
a causé cette évolution, qu’elle en est le producteur.
Mais c’est oublier que notre raison, instrument pour connaître
le réel, n’a nullement une portée immédiatement
ontologique, comme on l’a cru au 17e, par exemple chez Leibniz
ou Spinoza.
Plus spécialement, on assiste aujourd’hui, à
propos de la référence des théories scientifiques,
à un grand débat : instrumentalistes/réalistes.
Cf. Einstein et Poincaré à propos de la réalité
de l’espace, ou encore, la querelle sur l‘atome. Le
problème est celui de savoir si oui ou non, les entités
explicatives, “théoriques”, sont des réalités
ou seulement des fictions explicatives, ayant juste la fonction
des concept opératoires (et étant seulement utiles
pour faire des calculs sur le réel, et le représenter
de manière simple).
Il nous semble bien que la notion de sélection naturelle,
du moins au premier abord, tombe dans ce débat, en tant qu’elle
est une entité théorique ; elle garde donc toujours
le “risque” de confondre ce qui vaut pour notre compréhension
du monde, et ce qui est réel.
2) De plus, on pourrait être tenté de prendre la
notion comme signifiant que la nature, comme nous, agit de façon
finaliste (en poursuivant un but consciemment, et en se donnant
les moyens les plus adéquats pour l’atteindre). Ici,
c’est la notion même de cause finale qui pose problème,
en tant qu’elle implique que la nature serait consciente,
agirait pour une fin qu’elle se proposerait d’atteindre.
On est, dit-on, tenté de prendre la notion de sélection
naturelle comme tombant dans ce genre d’explications, pour
plusieurs raisons:
a) la notion de “sélection” présuppose
un choix entre de multiples directions, donc, une conscience (si
bien que cela pourrait signifier que la nature est consciente, etc.)
b) Darwin part bien, pour forger sa théorie, de la sélection
artificielle, celle des éleveurs (Cf. le chapitre 1, op.cit.)
c) et enfin, cela semblerait vouloir dire que la nature “tend
vers le meilleur” (cf. fait qu’elle choisit ce qui est
le plus utile, et que, par conséquent, les organes que possèdent
les espèces à un moment t’, successif à
un moment antécédent t, sont”mieux” (plus
utiles) pour cette espèce -or, on sait quelle critique virulente
on a pu faire contre l’emploi du principe de finalité
dans ces termes (cf.Voltaire, Candide, dirigé contre la Théodicée
leibnizienne et son principe du meilleur).
Bref, autant 1) que 2) sembleraient nous porter à dire
que la notion de sélection naturelle n’est (une fois
de plus...) qu’une projection de l’homme dans les choses.
Et que, par conséquent,
a) cette notion ne serait aucunement scientifique, qu’elle
n’explique rien (cf. Descartes, Principia, chez qui l’explication
finaliste appartient à un mode de pensée erroné,
est une projection de ce que nous sentons en nous sur les choses
-si bien que pour lui, est scientifique, seulement une explication
mécanique des phénomènes) ou que
b) elle prend ce qui ne vaut que pour nous, ie, pour expliquer
ou comprendre les choses, pour une entité réelle (cf.
Kant, Critique de la faculté de juger, pour qui le principe
de finalité devient un principe régulateur, et non
plus constitutif de notre connaissance ; s’il s’impose
particulièrement dans les domaines de l’art et dans
celui du vivant, il est nécessaire, selon lui, de penser
la finalité comme nécessité due à la
nature de notre entendement -toutefois, mais cela n’est pas
vraiment notre sujet, quand il s’agit de penser le vivant,
étant donné ses propriétés spécifiques,
Kant se fait hésitant quant à la portée ontologique
de ce principe... ) -alors que cette façon finaliste que
nous avons de nous rapporter au réel est justement, du moins
sans doute, l’expression de notre impuissance (celle de notre
entendement, qui ne peut se rapporter à la nature, son ordre,
son adaptation, etc., que de cette façon).
Pourtant, on sait que Darwin, par sa théorie, veut éviter
tout anthropomorphisation de la nature ; et de plus, que sa notion
n’est pas seulement une façon de comprendre le processus
de l’évolution , mais une réelle force agissante
(cf. notion de “sélection inconsciente”, qui,
dès le premier chapitre, rend compte du fait qu’une
sélection naturelle est possible, et peut être “mécaniste”...).
B) Autre problème : celui de savoir
de quoi elle rend compte exactement
C’est là qu’on peut dire que si cette ambiguïté
“fondamentale” (selon nous) a pu se poser, c’est
justement que la notion peut être mal comprise/interprétée
(et l’a d’ailleurs été au cours de l’histoire
de ce concept, cf.Lyssenko), parce qu’elle est ambigüe
-ainsi cela explique que l’on peut parfois se méprendre
sur sa signification réelle.
1) Ainsi, certains ont pu croire que la notion s’identifiait
à une explication de type finaliste ou plus exactement fonctionnaliste
-cf. la critique qu’en faisait, dès le premier siècle
de notre ère, Lucrèce, dans la quatrième partie
de De Natura Rerum. Si on a des yeux, selon une telle conception,
c’est pour voir, et parce que c’est ce qui est le mieux
pour nous (alors que pour Lucrèce, ce n’est qu’après
coup qu’on s’est servi de cet organe pour voir, si bien
que les yeux n’ont pas été faits en vue de voir
(but)). On peut dire que ce genre d’arguments, qui revient
à dire que si on a tel organe, c’est parce qu’il
est et seulement parce qu’il est utile, fait un usage erroné
de la finalité.
Evidemment, on pourra ici répondre que Darwin ne fait peut-être
pas un tel usage de la notion de finalité, et que sa notion
de sélection naturelle ne peut donc nullement tomber sous
le coup d’une telle critique ; mais nous avons ici à
traiter des ambiguïtés de la notion de sélection
naturelle : or, il paraît bien que cette notion “dérape”
parfois, du fait des notions avec lesquelles elle a partie liée,
vers un tel usage.
2) Ainsi, il nous semble bien que si on a pu croire que la notion
de sélection naturelle était une théorie exagérément
finaliste, c’est parce que l’on ne parvient pas toujours
à voir que la sélection naturelle ne cause pas à
proprement parler les variations, mais que ces dernières
ne sont que le matériau sur lequel elle s’exerce.
Cela signifie que sans variation, elle ne peut s’exercer
; et surtout que, quand elle s’exerce , il y a par avance
certaines modifications qui sont plus profitables que d’autres
à une certaine espèce. Elle se borne à accumuler
dans une certaine direction les petites variations qui vont dans
le sens d’une meilleure adaptation de l’espèce
à de certaines circonstances ou à un changement dans
les conditions d’existence, et à les rendre héréditaires.
Ainsi, il y a réellement un usage “non pernicieux”
du principe de finalité , ou, Darwin ne fait pas, contrairement
au soupçon tout lucrécien que nous venons d’émettre,
un usage exagérément finaliste du principe de finalité
(bien mis en lumière, d’ailleurs, par Voltaire, qui,
dans Candide, se moque de Leibniz en faisant dire à Pangloss,
représentant du finaliste naïf, que si nous avons des
nezs, c’est afin de porter des lunettes...).
En effet, si la notion de sélection naturelle ne s’identifie
pas à une explication de l’évolution des espèces
par le hasard (Cf. Stephen Jay Gould, qui nie la notion de sélection
naturelle et la remplace par le hasard), loin de là, elle
vient toutefois après, ou travaille sur, le hasard. Les variations
se font au hasard (ici apparaissent les circonstances changeantes
du milieu, les petites variations individuelles au sein des espèces
ou entre espèces approchantes, etc.), et certaines sont plus
utiles que d’autres à la survie ; ainsi, ou alors,
et alors seulement, la sélection naturelle, principale cause
de l’évolution des espèces, va pouvoir opérer
(en conservant le “mieux” ou le plus “utile”,
ou encore le plus “apte” à la vie ou survie...
et en éliminant le reste).
On voit donc ici qu’au hasard se mêle la nécessité
(si bien que, contrairement à Gould, on pourrait avoir deux
fois et même plus le même processus). Le processus de
sélection naturelle est à la fois hasard et nécessité,
si bien que l’on peut infléchir cette notion dans un
sens ou dans l’autre...
Bref, il faut bien avoir en tête que si la notion est susceptible
de se prendre en un sens “hyper” finaliste ou dans un
sens non finaliste, elle se situe en fait dans un entre-deux. Et
est tout à fait susceptible d’avoir un usage mécaniste
ou du moins, scientifique.
3) On a vu apparaître, dans notre analyse, une autre ambiguïté,
elle aussi très importante ; il nous faut donc la préciser,
puisque nous ne l’avons pas évoquée explicitement.
C’est que l’on a encore du mal à bien différencier
la notion de sélection naturelle de la notion d’adaptation.
D’ailleurs, la notion de sélection naturelle n’est-elle
pas, selon Darwin, synonyme de “survie du plus apte”?
Il y a bien là une ambiguïté ; Darwin affirme
en effet que la notion de sélection naturelle est tout à
fait différente de l’explication selon laquelle les
organes se modifieraient parce qu’ils s’adaptent au
milieu -et pour s’adapter au milieu. Or on sait que Darwin
opposait explicitement, comme on l’a vu dans notre introduction,
la notion de sélection naturelle à la théorie
lamarckienne de l’adaptation : cette ambiguïté
est donc à “haut” risque pour la cohérence
mais aussi la bonne compréhension du contenu de la théorie
de Darwin! Pourtant, le rôle des circonstances extérieures
ou du milieu est tellement important, qu’on voit mal comment
la notion de sélection naturelle n’est pas similaire
à cette notion d’adaptation au milieu, et donc, au
rôle prédominant du milieu dans l’évolution
des espèces... Elle est bien ce qui permet que les espèces
soient de plus en plus en harmonie avec ce milieu : la sélection
naturelle est donc assez souvent, il nous semble, indiscernable,
ou du moins difficilement, d’une “cause d’adaptation”
(d’ailleurs, elle semble bien après tout, rendre compte
des faits d’adaptation). Ainsi, même si sa notion de
lutte pour l’existence, qui remplace la notion d’adaptation
au milieu, est ce qui distingue la théorie de la sélection
naturelle de la théorie de l’adaptation, il est bien
difficile de ne pas, parfois, les assimiler.
Evidemment, Darwin répondrait ici que la sélection
naturelle est la principale cause de ces transformations, ce qui
résoudrait cette “ambiguïté” ; mais
on voit qu’il a de plus en plus été amené
à prendre en compte le milieu (qui exerce, dit-on, “une
pression de sélection” ). Mais on peut dire que ce
n’est que le détonateur, et que la sélection
naturelle est bien à distinguer de l’action du milieu...
4) Enfin il resterait une autre ambiguïté : celle
de savoir ce qui est sélectionné, sur quoi s’exerce
exactement la sélection naturelle : sur l’individu?
ou sur l’espèce? -On sait que depuis Weismann (Cf.
De l’hérédité), en effet, même
si on garde la notion de sélection naturelle, comme étant
la théorie la plus probante pour expliquer le mécanisme
de l’évolution, on a critiqué Darwin sur ce
point (et l’enjeu, on va le voir, est la thèse de l’hérédité
de l’acquis) : la sélection naturelle ne peut s’exercer
sur l’individu mais sur l’espèce -notamment,
parce qu’il n’y a pas d’hérédité
de l’acquis. Or, chez Darwin, il semble bien que la sélection
naturelle s’exerce sur l’individu (et c’est pour
cette raison, semble-t-il, qu’il disait que le processus de
l’évolution est très lent....). C’est
donc ici un nouveau risque, pour la notion de sélection naturelle,
de ne pas être une notion scientifique.
CONCLUSION
En effet, la notion de sélection naturelle, étant
donné les difficultés que nous avons rencontrées,
semblerait, pour plus d’une raison, ne pas être scientifique
:
a) elle semble à la limite d’être le fruit
d’une intuition (cf. alors explication vitaliste!)
b) il lui manque la clarté
c) elle contredit certaines théories scientifiquement approuvées
(certes pour le moment).
Toutefois, il ne faut pas rester sévère à
ce point : en effet
a) la notion de sélection naturelle est aujourd’hui
largement admise dans le milieu scientifique, même si c’est
sous une autre forme (cf. découverte des gènes, etc.,
qui ont changé la notion);
b) si on a eu quelques difficultés d’interprétation,
c’est peut-être de notre faute, ou de la faute de ceux
qui l’ont lu -même si, certes, ceux qui l’ont
interprété de telle ou telle façon, ont pu
le faire, parce que Darwin n’était peut-être
pas tout à fait sûr de lui - c’est sans doute
dû au fait, tout simplement, que nous avons chez Darwin l’émergence
de la théorie...
Ainsi, pour finir, nous évoquerons J.Monod, qui a écrit
Le Hasard et la Nécessité.
Il nous montre bien, en effet, notamment, dans le chapitre 2 de
cet ouvrage, que la théorie (scientifique) de la sélection
naturelle se distingue bien d’une explication vitaliste ou
animiste de l’évolution (qui sont des théories
métaphysiques). De plus, dans son chapitre 1, il a montré
quelles sont les propriétés spécifiques du
vivant : téléonomie, morphogénèse autonome,
stabilité, en montrant que si le vivant oblige, en quelque
sorte, le savant à faire usage de principes “finalistes”,
ou plutôt “téléonomiques”, cela
restera scientifique, tant qu’on en fera usage dans certaines
limites, et puisque, comme il le montre au chapitre 3, la téléonomie
peut recevoir un traitement “mécanique” ou “chimique”...
Notre conclusion sera donc que peut-être que les ambiguïtés
que nous avons rencontrées au fil de notre analyse, ne sont,
après tout, que les étapes qu’il aura fallu
franchir, dépasser, afin et avant que la notion de sélection
naturelle soit douée d’un réel statut scientifique.
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