Commentaire d'un texte de Pascal sur le moi TL

Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non car la
petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'
aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non,
car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi,
s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et comment aimer le corps ou l'
âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'
elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une
personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se
peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des
qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et
des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

Pascal



Le texte de Pascal traite de la notion de conscience, du « moi » c’est-à-dire de la personne, à travers une réflexion sur le sentiment amoureux. Dans cet extrait, l’auteur cherche à savoir ce que nous aimons au juste lorsque nous prétendons aimer quelqu’un, si nous l’aimons réellement c’est-à-dire pas seulement pour ses caractéristiques susceptibles de disparaître avec le temps mais aussi pour sa personne, pour ce qui persiste au-delà des changements. Il y répond en déclarant que nous n’aimons jamais une personne, mais seulement des qualités, qui déterminent l’individu mais qui ne sont pas l’individu. La thèse de l’auteur semble être en contradiction avec celle de l’opinion commune qui prétend qu’une personne est quelqu’un, un tout susceptible d’être aimé. En effet, l’amour n’est-il pas un sentiment qui nous dirige vers un être, un individu vivant. Par conséquent, nous nous demanderons avec l’auteur ce qu’est le « moi », s’il est seulement une substance ou s’il est fait de qualités. Le texte se déploie en trois étapes principales : dans un premier temps, de la ligne 1 à la ligne 4, Pascal montre, à travers l’exemple de la beauté et des facultés intellectuelles , que nous aimons seulement des qualités. Puis, dans un second temps, de la fin de la ligne 4 à la ligne 10, il considère que nous ne pouvons aimer le moi car il est trop abstrait contrairement aux qualités concrètes. Enfin, en conclusion, il prétend que nous n’aimons jamais une personne pour elle-même mais seulement pour des « qualités empruntées », des apparences.


De la ligne 1 à 4, Pascal enchaîne une série de questions-réponses. Il commence par s’interroger sur les rapports entre la beauté et l’amour : « celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? », autrement dit « aime-t-on une personne à travers sa beauté ? ». Il paraît évident que si nous aimons une personne, au sens d’un individu, parce qu’elle est belle, nous aimons la personne elle-même puisque son aspect physique est une de ses caractéristiques et que sa beauté la différencie des autres personnes. Cependant, aimer une personne à cause de sa beauté, c’est faire une distinction entre la personne et sa beauté : la personne ne se réduit pas à sa beauté. Sa beauté n’est pas tout ce qu’elle est car elle peut avoir d’autres qualités. Nous pouvons donc nous demander si nous aimons cette personne elle-même à travers sa beauté ou si c’est seulement sa beauté qui fait que nous aimons cette personne. C’est cette dernière hypothèse que choisit Pascal en déclarant que si la personne perd sa beauté, nous ne l’aimeront plus. Pour illustrer cette idée, il prend l’exemple de la « vérole », c’est-à-dire la variole, une maladie qui laisse d’affreuses cicatrices, qui défigure la personne sans pour autant être mortelle. Or, si cette maladie tue la beauté, la fait disparaître, elle ne tue pas la personne qui, elle, reste mais cesse d’être aimée. Donc, nous avons tort de penser que nous aimons vraiment une personne lorsque nous l’aimons pour sa beauté car elle n’est pas sa beauté et parce qu’elle peut la perdre sans cesser d’être la même personne.

A partir de la ligne 3, Pascal décide d’étendre ce qui vient d’être dit sur le corps, sur l’aspect physique, à l’esprit, aux capacités intellectuelles parce que nous n’aimons pas une personne seulement pour son corps mais aussi pour ses qualités intellectuelles. La même question se pose alors : « aimons-nous une personne à travers ses facultés intellectuelles ? », « et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? ». Pascal y répond également négativement. Certes, le « jugement », c’est-à-dire le bon sens, la sagesse, et la « mémoire » sont des qualités plus authentiques que la beauté, elles expriment une personnalité plus réelle mais elles ne font pas pour autant aimer la personne pour elle-même. En effet, comme une personne peut cesser d’être belle et ainsi d’être aimée, elle peut aussi perdre ses facultés intellectuelles, à cause de la vieillesse par exemple, et ainsi perdre l’amour dont ses facultés étaient la cause. Donc, ce n’était pas la personne qui était aimée à travers son intelligence puisqu’on a cessé de l’aimer quand celle-ci a disparu. Cependant, la personne a perdu « ces qualités sans se perdre » elle-même, donc elle est restée la même. L’affirmation pascalienne qu’une personne ne se réduit pas qu’à sa mémoire est en opposition avec la définition de personne que donne Locke. Pour lui, la personne ne se réduit qu’à la conscience qui elle-même ne se réduit qu’à la pensée et à la mémoire.


Dans cette première partie, Pascal nous montre que nous aimons seulement des qualités, ici physiques et intellectuelles, et qu’une personne ne peut se réduire à ses qualités, à des signes de distinction puisqu’ils peuvent durer moins longtemps qu’elle. Le temps détruit la beauté, la tue, et fait « perdre » la mémoire tandis que la « chose » qui possède ces caractéristiques semble y résister. Pascal va se demander si cette « chose » est le moi.


Dans la seconde partie, qui s’étend de la ligne 4 à 10, Pascal cherche à savoir ce qu’est le moi, « où est donc ce moi ? » et si c’est lui que nous aimons quand nous prétendons aimer une personne. Le moi n’est ni dans les caractéristiques physiques, ni dans celles intellectuelles car il peut les perdre sans se perdre. Le moi ne se réduit pas aux caractéristiques, il est ce qui se tient en-dessous, sous les apparences. Il n’est « ni dans le corps », « ni dans l’âme », il est donc une chose à part, une entité. Il serait quelque chose de permanent puisqu’à la différence des qualités, il ne serait pas périssable, il résisterait au temps et aux changements qu’il provoque, il ne cesserait jamais d’être. Il resterait une seule et même chose et ne pourrait être réduit à néant. Il se rapprocherait donc de la définition qu’en donne Descartes. En effet, ce dernier considère que le moi est une « substance pensante », une chose qui sert à relier des qualités mais qui est au-delà d’elles, une chose immatérielle.

Les qualités, elles, apparaissent comme des choses bien concrètes, réelles au sens où le réel est ce qui est opposé à l’abstrait. Le propre des qualités est d’être périssables, de pouvoir être détruites par le temps ou par des changements. Par ailleurs, ce sont elles qui font que nous aimons le moi mais ce ne sont pas elles qui font le moi : c’est le moi qui les possède. Ce que nous aimons, c'est par exemple le courage, la gentillesse, la beauté ou l'intelligence, mais ce n’est pas le moi de la personne qui possède ces qualités au moment où on la rencontre. Par conséquent, l’amour n’est pas durable car nous n’aimons pas quelqu’un, nous aimons quelque chose en quelqu’un et si ce quelque chose se met à disparaître, le sentiment amoureux suit.

Donc, l’amour ne peut avoir pour objet le moi en tant que tel, c’est-à-dire distinct des qualités physiques et intellectuelles, car alors, ce dernier apparaît comme quelque chose de trop abstrait pour être aimé. Rappelons que abstrait s’oppose à concret et signifie donc que le moi serait séparé des qualités. Or, nous ne pouvons pas aimer un objet sans caractéristiques, sans déterminations. Nous ne pouvons pas aimer une âme indépendamment de ses défauts ou de ses qualités ou un corps sans forme. Aimer « une personne abstraitement » reviendrait à aimer un être anonyme, à aimer « n’importe qui » car ce sont les qualités qui permettent de distinguer une personne d’une autre. Or, « cela ne se peut », cela est impossible et voire même « injuste », immoral car cela pourrait amener à aimer aussi bien les vices que les vertus ce qui est inacceptable. Pascal aboutit donc à la conclusion qu’ « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » car l’amour disparaît aussitôt que les caractéristiques du moi disparaissent. Le moi n’est pas l’objet de l’amour puisque ici la personne semble signifier l’absence d’être. Cela rejoint la définition de Sartre qui considère que la personne, la conscience est néant et que le moi n’est rien d’autre que la somme des apparences. Aimerions-nous que des apparences ? C’est ce à quoi tente de répondre Pascal dans la dernière partie.


Dans la dernière partie, de la ligne 10 à 11, Pascal opère un glissement de l’amour à la politique qui apparaît comme une conclusion logique, « qu’on ne se moque donc plus ». Par l’expression « ceux qui se font honorer pour des charges et des offices », Pascal désignent les gens qui exercent un métier à responsabilités comme notaire, avocat ou médecin. En effet, nous avons tendance à se moquer de ces gens qui veulent qu’on les aime pour leurs responsabilités, qu’on les admire pour leurs diplômes car nous considérons que ces attributs sont artificiels, qu’ils ne révèlent rien de la personnalité d’une personne. De plus, ces qualités sont conférées par la société et peuvent disparaître n’importe quand. C’est pourquoi nous avons coutume de penser que nous ne pouvons aimer quelqu’un pour ses fonctions qui sont des qualités empruntées.

Les qualités empruntées sont des caractéristiques, des artifices, des qualités extérieures à nous-mêmes et des attributs éphémères, susceptibles de disparaître avec le temps. Une fonction, une profession, une responsabilité est donc aussi « empruntée » qu’une caractéristique physique ou intellectuelle. Etre aimé pour sa fonction revient à être aimé pour la beauté de son corps ou l’intelligence de son esprit. La personne n’est pas aimée pour elle-même mais pour des caractéristiques extérieures.

Selon Pascal, vouloir être aimé pour ses responsabilités est donc aussi absurde que de vouloir être aimé pour notre propre personnalité car le moi n’apparaît jamais tel qu’il est vraiment. Il n’est qu’une sorte d’illusion. Nous ne sommes donc jamais aimés pour ce que nous sommes réellement. Nous n’aimons que des apparences.

A la question « qu’aimons-nous réellement ? » ou « aimons-nous vraiment une personne quand nous prétendons aimer quelqu’un ? », Pascal répond que l’objet aimé n’est pas une personne car nous n’aimons pas un moi mais seulement ses caractéristiques. Autrement dit, il est impossible d’aimer une personne en tant qu’elle est une entité abstraite, et les qualités seules sont susceptibles d’être aimées. Cependant, l’auteur n’a toujours pas répondu clairement à la question « qu’est-ce que le moi ? », au problème philosophique posé. On sait juste que le moi est substance et dépourvu de qualités. Libre à nous de nous demander, s’il est vraiment insaisissable ou s’il n’est pas, comme le prétend Descartes, l’union entre l’âme et le corps.


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