Qu'est-ce que penser par soi-même ?

Plan

Lors des premiers cours de philosophie, vous entendez souvent le professeur utiliser cette expression. La philosophie, vous l’aurez « compris », consiste à savoir « penser par soi-même ». Justement, « compris », je n’en suis pas certaine, vu les contresens que je rencontre dans les copies –de mes élèves, mais aussi de ceux que je ne connais qu’à travers leur copie de bac, ou le jour de l’oral de rattrapage… Je voudrais donc ici faire le point sur cette expression, car se lancer dans la philosophie sans la comprendre, c’est se condamner à ne jamais rien y entendre, et par conséquent à ne jamais pouvoir philosopher sérieusement.

A travailler par vous-mêmes (!) : les notions de RAISON et d'OPINION (ce que je n'ai pas fait ici, faute de temps, mais aussi pour ne pas surcharger la fiche, qui se veut une modeste aide pour comprendre ce que veut dire cette expression : à vous de continuer la réflexion)



D’abord, petite bibliographie :

H. Arendt, Juger, Points Seuil, cours sur la notion kantienne de jugement ; attention, œuvre d’un accès difficile ; je cite cet ouvrage à l’attention de ceux qui voudraient aller plus loin ou qui seraient plus avancés dans l’année…

Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie, Grasset , pp. 468-481, réflexion sur la notion kantienne de pensée élargie

Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?, GF

Kant, Critique de la faculté de juger, §40, portant sur les 3 maximes de la pensée

Platon, République, VII, l’allégorie de la caverne


Analyse naïve de l’expression

NB : j’essaie ici de me mettre dans la peau d’un élève débutant en philosophie… tout en faisant, déjà, de la philosophie ! Observez bien ce que je fais : d’abord, je me pose des questions sur l’expression, que je décortique de manière analytique. Sans, d’abord, consulter un dictionnaire, ni la bibliographie. C’est en un second temps que je consulte ces « autorités » (…), afin d’approfondir mes propres questions.

« Penser par soi-même » : il s’agit ici d’une manière de penser, qui est bien entendue louée. Penser par soi-même, quand on en parle en philosophie, est une attitude positive, entendue comme une véritable rupture par rapport à un autre mode de penser (qui lui n’est donc pas philosophique).

Un autre mode de penser : quel est-il ?

S’agirait-il du mode de penser du commun des mortels, celui que nous utilisons tous les jours, dans la vie quotidienne ? La majeure partie d’entre nous, alors, penserait mal, voire, ne penserait pas du tout ! Etre philosophe consisterait alors à se détacher de la communauté, il faudra voir en quel sens.

Une autre piste : si on ne pense pas par soi-même on pense alors par les autres, à travers les autres ? Il s’agirait alors d’une attitude dans laquelle je suis ce que disent les autres, sans aucun sens critique, sans réflexion. On se laisse ici conduire, mener, par la majorité. Faute de temps, par paresse, par manque de courage parfois…

Les deux pistes ne se rejoignent-elles pas ? Car n’est-ce pas la majorité des gens qui ne pense pas par elle-même mais en quelque sorte par et à travers les autres, par ouï-dire ?

Penser par soi-même consisterait alors à réfléchir à ce qui est dit, à revenir dessus, à critiquer. C’est comme s’il s’agissait d’être éveillé, au lieu de dormir.. De passif, on devient actif.


Approfondissement de l’expression à travers quelques textes

Kant : Qu’est-ce que les Lumières ?

Penser par soi-même, c’est être capable de se servir de son « entendement » (esprit) sans la conduite d’un autre. C’est oser sortir de la passivité et de l’hétéronomie de la raison (besoin d’être guidé par les autres), et accéder ainsi aux Lumières et à la majorité.

« Etre mineur, c’est être incapable de se servir de son entendement sans la direction d’un autre (…) aie le courage de te servir de ton propre entendement ! telle est la devise des Lumières »


Platon, République, allégorie de la caverne

Cf. petit cours d’introduction à Platon sur mon site

 

  • Bilan premier

    Penser par soi-même, c'est s'affranchir des préjugés, c'est-à-dire, des pensées toutes faites. Une pensée "toute faite" est une idée qui n'a pas été remise en question, qui n'a pas été passée au crible de la réflexion. On l'a en nous et on la profère parce que... parce que quoi au fait ? Parce que c'est un professeur qui nous l'a apprise, parce qu'on l'a lue quelque part, parce que tout simplement elle est venue en nous au fil des années... Le préjugé n'est pas une pensée véritable car c'est quelque chose que l'on a acquis passivement, qui fait partie des influences reçues. Penser par soi-même c'est avoir pris du recul par rapport à une idée, c'est savoir au minimum pourquoi on a cette idée en nous, pourquoi on y adhère, ce qu'elle signifie profondément. Penser par soi-même c'est refuser de tout accepter, c'est passer au crible de la réflexion toute idée qui se présente à nous, surtout si on y adhère spontanément !

  • Vocabulaire associé : le contraire de la pensée véritable est le préjugé, ou encore l'opinion (idée reçue, idée toute faite, non "réfléchie"); on associera l'activité de penser par soi-même à la réflexion critique

 

 


Problème :

On a dit que penser par soi-même ce n’est pas penser par ou à travers les autres mais pourtant au bout de plusieurs cours on constate que notre pensée propre n’a pas vraiment sa place ! Si je lève la main pour dire « moi je trouve/ je pense que (par exemple, la religion c’est débile, c’est une aliénation) », le professeur me dit que je ne philosophe pas, que je ne pense pas vraiment, finalement par moi-même… Alors ?

Et bien réfléchissez sur ce que peut valoir votre « moi je pense que » : avez-vous vraiment réfléchi à ce que vous dites, sérieusement, au moins une fois dans votre vie ? Vous êtes-vous demandé ce qu’est le phénomène religieux ? Avez-vous fait votre propre enquête ? Savez-vous si votre « moi » est bien le vôtre ? Réfléchissez-y : n’êtes-vous pas un individu de votre temps, n’êtes-vous pas né en un certain lieu, à une certaine époque, dans une certaine famille, etc., et cela ne pèse-t-il pas inconsciemment sur ce que vous « pensez » ? Dès lors pensez-vous vraiment par vous-même puisque vous ne savez même pas si ce vous-même est vraiment un vous-même ou un être « fait par les autres » (parents, société…) ?

Le moment où vous pensez véritablement par vous-même est le moment où vous énoncez une position, un argument, que certes vous avez forgé en vous arrêtant pour réfléchir, mais pour réfléchir vous devez justement vous démarquer de, et réfléchir à, ces pensées qui sont en vous et que vous croyez vôtres

 

Il y a ce que vous êtes subjectivement et ce que vous êtes objectivement.

Dans le premier cas vous pensez selon vos affections, selon ce que les autres vous ont fait être puisqu’il s’agit de ce que vous dites selon ce que vous avez appris, entendu, croyez, etc. C’est une manière, non pas de penser le monde, mais de le sentir. Cela est dangereux ! Cf. le racisme..

Dans le second cas vous pensez véritablement, vous n’êtes plus dans la sphère du sentir mais de la raison. C’est cette capacité que l’homme a à sa dégager du spontané, de l’immédiat, des pensées toutes faites. Cf. la démonstration mathématique : on raisonne car on passe par plusieurs étapes…

La pensée philosophique consiste donc, certes, à partir de votre vécu, de votre expérience du monde, mais vous serez obligés, pour la « valider », de la confronter à d’autres, afin de voir ce qu’elle vaut. Il y aura ainsi une valeur à votre argument, faute de démonstration. Pour cela on doit recourir à la pensée des autres qui nous permet de sortir de soi. Sortons alors les dictionnaires, les livres, écoutons les autres, etc. On ne pense donc pas, paradoxalement, par soi-même … tout seul ! Sinon on reste prisonniers de nos pensées premières qui sont peut-être sans qu’on le sache une forme d’aliénation car nous sommes alors peut-être victimes de préjugés (ce que nos parents nous ont inculqué, que ce soit explicitement ou non, etc.). C’est vraiment une entreprise de libération. Nous pensons avec les autres et non par les autres !


Approfondissement du « problème » à travers quelques textes :

Kant, Critique de la faculté de juger, §40, les 3 maximes de la pensée

Ce sont les maximes suivantes :
1. Penser par soi-même;
2. Penser en se mettant à la place de tout autre;
3. Toujours penser en accord avec soi-même.

La première maxime est la maxime de la pensée sans préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la pensée conséquente.

La première maxime est celle d'une raison qui n'est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent à l'hétéronomie de la raison; de tous les préjugés le plus grand est celui qui consiste à se représenter la nature comme n'étant pas soumise aux règles que l'entendement de par sa propre et essentielle loi lui donne pour fondement et c'est la superstition. On nomme les lumières la libération de la superstition'; en effet, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération des préjugés en général, la superstition doit être appelée de préférence un préjugé, puisque l'aveuglement en lequel elle plonge l'esprit, et bien plus qu'elle exige comme une obligation, montre d'une manière remarquable le besoin d'être guidé par d'autres et par conséquent l'état d'une raison passive.

En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien habitués par ailleurs à appeler étroit d'esprit (borné, le contraire d'élargi) celui dont les talents ne suffisent pas à un usage important (particulièrement à celui qui demande une grande force d'application). Il n'est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de penser et de faire de la pensée un usage final; et si petit selon l'extension et le degré que soit le champ couvert par les dons naturels de l'homme, c'est là ce qui montre cependant un homme d'esprit ouvert que de pouvoir s'élever au-dessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui).
C'est la troisième maxime, celle de la manière de penser conséquente, qui est la plus difficile à mettre en oeuvre ; on ne le peut qu'en liant les deux premières maximes et après avoir acquis une maîtrise rendue parfaite par un exercice répété.

On peut dire que la première de ces maximes est la maxime de l'entendement, la seconde celle de la faculté de juger, la troisième celle de la raison.

 

Socrate et la maïeutique (le dialogue socratique)

Cf. sur mon site le cours d’introduction à la philosophie

 

Sujets de dissertation/ de réflexion :

• Peut-on penser sans préjuger ?

• Penser, est-ce dire non ?

• Penser par soi-même est-ce s’isoler ?

• Peut-on penser par soi-même sans se soucier de ce que pensent les autres ?

• Penser par soi-même est-ce penser seul ?


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