Nature et Technique Ce qui est naturel a-t-il plus de valeur que ce qui est produit par l'homme ?

Plan

Introduction

I- La distinction nature et technique

A - Détermination conceptuelle de la nature et de la technique (Aristote, Physique II 1)

B- La valeur morale de cette distinction : la nature comme norme et comme supérieure à la technique

Conclusion I

II- Remise en question de la distinction morale

A-la nature a-t-elle de la valeur ?

B- La technique est-elle mauvaise en soi ?

Conclusion II

III- Remise en question de la distinction nature et technique

A- Existe-t-il du pur naturel et du pur artificiel ?

B- La nature comme insatisfaction devant la modernité

Conclusion III

Conclusion générale

Annexe : le cosmos antique et le mot d’ordre " vivre en conformité avec la nature "

Bibliographie


Cours

Introduction

1) Qu’est-ce que faire de la philosophie ?

Ce cours sert d’introduction à la philosophie : nous allons voir ce qu’est la philosophie, en en faisant. Nous allons partir d’opinions communes, souvent entendues, autant dans les médias que dans les bars, le soir à table devant la télé, que dans les cours de récréation. Il s’agit de nos conceptions courantes concernant la nature, et la technique. Force est de constater que la première est souvent violemment critiquée, et la seconde, valorisée et défendue. Cf. marée noire, effet de serre, etc. : c’est la faute à la technique, à l’homme, qui souille la nature. La nature se révolte des agressions causées par l’homme (tempêtes, etc.) ; nous la faisons souffrir. Cf. aussi produits bio, produits du terroir, retour à la campagne contre la ville… : vive le retour à la nature !

Que va-t-on faire face à ces conceptions, ie, en quoi cela va-t-il consister, de réfléchir philosophiquement sur elles ? Faire de la philosophie consiste à réfléchir sur nos conceptions courantes, à chercher ce qu’elles présupposent, ie, ce qui se cache derrière, et quels sont leurs enjeux, ie, leurs conséquences et leur importance pour l’homme.

On nomme ces conceptions courantes des opinions, parce que ce sont, avant qu’on réfléchisse sur elles, des idées sans fondement, non interrogées. Une opinion peut être vraie, comme être fausse. Mais c’est un savoir faillible, fragile. Ce sont des idées vagues, que nous ne comprenons pas vraiment, et qui peuvent nous faire dire des mais aussi faire certaines choses erronées ou dangereuses.

Ici, il s’agira donc de savoir si nos conceptions courantes concernant la nature et la technique sont fondées, en recherchant quels sont leurs présupposés. Nous devons nous demander, afin de formuler des jugements corrects et réfléchis concernant ces deux points : mais d’abord, qu’est-ce que la nature ? qu’est-ce que la technique ? qu’est-ce qui fonde la distinction nature et technique, et cette distinction est-elle fondée ?

Cela s’appelle réfléchir conceptuellement : un concept est une idée qui regroupe tous les caractères essentiels d’une notion, et ceux-là seulement ; on essaie de dégager l’essentiel de l’accidentel. D’où le rôle secondaire des exemples : il faut faire attention à leur utilisation, car un exemple ne peut nous instruire sur ce qu’est la chose. Ainsi, si je vous demande ce qu’est la beauté, il faut essayer de répondre de la façon la plus générale possible : ie, pas en en donnant une série d’exemples ! De même, si je vous demande comment sont les irlandaises, si vous me dites " elles sont rousses ", il y a de fortes chances que votre jugement soit erroné (c’est une opinion). Cf. le statut de l’induction (in cours théorie et expérience).

Il faut ensuite (enfin !) transformer ces questions en problème : le problème met en évidence le fond de la question, ce qui est le plus important dans la question. On se demandera ainsi si la nature est meilleure que la technique ; si la technique est mauvaise en soi ; et enfin, comment la nature peut-elle être une valeur, et cette conception est-elle innocente ? La formulation du problème obtenue à travers ce questionnement, sera le titre de notre cours ; voici ce problème : " ce qui est naturel a-t-il plus de valeur que ce qui est produit par l’activité de l’homme (la technique) ? "

Pour répondre à toutes ces questions, nous allons donc chercher tout ce que présupposent nos opinions courantes, et voir : 1) si elles sont valides ou pas ; 2) si elles sont dangereuses ou pas. Bien sûr, il faudra chercher, si nous les " critiquons ", au sens où nous les passons au crible du jugement, de l’analyse conceptuelle et réflexive, comment les rectifier –sinon, cela ne sert à rien. On sera alors passé de l’opinion commune à la pensée philosophique. Ce travail est celui là-même que nous ferons toute l’année en cours, et que vous devrez élaborer dans vos dissertations.

NB : suite de ce cours : " qu’est-ce que la philosophie ", surtout la partie sur Socrate

2) Quels sont les présupposés de nos opinions communes concernant la nature et la technique ?

  1. Présupposé premier : louer le naturel, c’est le faire au détriment de l’homme et de son activité sur ou à partir de cette nature : c’est donc présupposer que l’homme est un être qui introduit du désordre dans le monde/ nature, et donc, que la nature est en soi quelque chose qui a de la valeur, qui est en ordre ; et que la technique est destructrice de cet ordre, qu’elle est en soi mauvaise. Transformation du présupposé en problème (qui indique à travers quelle question nous devrons faire l’analyse de ce présupposé) : la nature a-t-elle de la valeur ? la technique est-elle mauvaise en soi ?
  2. Deuxième présupposé : allons plus loin : louer le naturel au détriment de la technique, c’est sous-entendre que la distinction nature et technique va de soi, qu’elle est claire ; et donc, que la nature existe en soi. Transformation du présupposé en problème : la distinction nature et technique est-elle fondée ? la nature existe-t-elle en soi ? (ou : y a-t-il encore du sens à parler d’une pure nature, et même de quelque chose comme la nature ? )

Nous allons donc analyser chacun de ces présupposés, afin d’analyser nos opinions communes concernant la technique et la nature. Nous le ferons en prenant pour fil directeur les deux grandes questions/ problèmes que nous avons obtenues en transformant les présupposés en problèmes.

3) Plan du cours 

La première partie est une première analyse critique, qui va essentiellement consister à décortiquer les notions de nature et de technique, et à montrer à travers elles comment nos opinions paraissent être fondées.

Puis, dans les parties II et III, nous en ferons une critique plus poussée, en montrant en quoi, cette fois, nos opinions ne sont pas fondées, à la fois en ce qu’elles entretiennent des fausses notions de la nature et de la technique, et en ce qu’elles sont dangereuses socialement/ politiquement. Il faut donc préciser que c’est surtout dans la partie III que les deux grandes questions formulées ici auront leur place et trouveront une réponse ; mais elles doivent bien rester dans votre tête pendant l’analyse de la première partie, puisque c’est vers la résolution du problème que nous tendons.

I- La distinction nature et technique

A-Détermination conceptuelle de la nature et de la technique (Aristote, Physique II 1)

Pour avoir des traits clairs et essentiels des notions de nature et de technique, nous allons nous aider d’un texte d’un grand philosophe de l’Antiquité : il s’agit d’Aristote. Pourquoi s’aider de textes, et de ce qu’ont dit des philosophes ? Parce que nous ne pouvons, seuls, réfléchir sur nos opinions, pour en faire sortir ce qu’elles ont d’encore ininterrogé. Nous avons besoin pour cela de nous confronter à la pensée des autres, et, en l’occurrence, des philosophes. Celle-ci n’est pas une opinion parmi d’autres : ils ont, avant nous, réfléchi sur des opinions, pour en faire des concepts. Ils l’ont fait en réfléchissant par eux-mêmes, certes, mais aussi, en réfléchissant et en confrontant leur pensée à ce qu’on dit d’autres philosophes avant eux.

Aristote est un philosophe qui vivait en Grèce au IVe siècle av. JC. Il a beaucoup écrit sur la nature. Dans l’ouvrage d’où est issu ce texte, il détermine l’objet de la physique. Son objet va être l’étude de la nature. C’est donc à une détermination de ce qu’est la nature, et de ce qu’elle n’est pas, que donne lieu l’interrogation d’Aristote sur la physique. Sa réflexion intéresse donc notre propos, puisque nous cherchons ici ce qu’est la nature (et ce qu’est la technique).

Lisons ce texte.

Aristote, Physique, II, 1 

Parmi les êtres (…), les uns existent par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme terre, feu, eau, air ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature./ Or, toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel, en effet, a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement et au décroissement, d’autres quant à l’altération. Au contraire, un lit, un manteau ou tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu'ils ont cet accident d'être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.

Exercice : apprendre à commenter un texte : trouvez la structure du texte.

Ensuite, donner la consigne essentielle pour bien suivre le cours : chaque fois que l’on trouvera une caractéristique/ définition de nos deux termes (nature/ technique), la noter sur une feuille à part (et bien sûr la souligner au rouge dans le cahier).

1)" être par nature " et " être par l’art "

Dans ce texte, Aristote cherche à déterminer ce qu’est un être naturel. Pour cela, il fait une première distinction : tout ce qui existe, existe soit par nature, soit par d’autres causes. Distinction bien générale ! Ce qu’on sait, c’est seulement que certains êtres dans le monde sont naturels. Et que être naturel c’est être produit par la nature ; cf. expressions " par d’autres causes " et " produit de l’art " : il y a des causes naturelles, et d’autres qui ne sont pas naturelles. Avant de déterminer ce que sont les causes non naturelles, et quels sont les êtres qui existent donc par des causes non naturelles, Aristote donne des exemples d’êtres naturels : animaux, plantes, éléments et parties qui composent ces êtres. On peut bien sûr ajouter à la liste d’Aristote les hommes ! Nous pouvons donc dire quels êtres sont naturels (avant même de savoir pourquoi ils le sont) : sont naturels, les êtres vivants et leurs éléments.  

Ensuite, Aristote caractérise davantage sa distinction générale : tout ce qui existe est soit le produit de la nature, soit le produit de l’art. Les causes non naturelles ont donc maintenant un nom : ce sont les causes venant, non de la nature, mais de l’art. Qu’est-ce que l’art ? Ce terme ne désigne pas l’art au sens où nous l’entendons communément aujourd’hui, à savoir, faire des œuvres qui plaisent. Il s’agit tout simplement de toute activité consistant à fabriquer quelque chose. Il est synonyme d’artisanat, mais aussi, de technique. L’origine de certains êtres est donc dans une cause non naturelle, qui est l’art : autre moyen de dire que ce qui est à l’origine de ces choses, c’est l’homme ! Comment nommer ces êtres ? On peut nommer ces choses fabriquées par l’homme de plusieurs manières : des artifices, des artefacts, des œuvres, ou encore, pourquoi pas, des objets techniques, tout simplement. Exemples donnés par Aristote : sont artificiels (= produits par l’art, non par la nature) les manteaux, les lits, etc.

Nous obtenons ainsi des définitions un peu plus précises : la définition du naturel est maintenant la suivante : est naturel, ce qui n’est pas le produit de l’art, ce qui n’est pas artificiel. Est produit de l’art, artificiel, ce qui est fabriqué par l’homme, ce que la nature n’a pas fait. La nature est donc indépendante de l’homme. Mais l’homme, de par son activité technique, fait des choses qu’il ajoute à la nature.

Mais cette première détermination du naturel n’est pas encore assez déterminante : pourquoi en effet les êtres de nature diffèrent-ils des êtres artificiels ? Sur quoi repose la distinction ? Est-elle seulement génétique ? -Est génétique une définition qui définit la chose par son mode d'engendrement. Aristote va en fait passer à un second mode de définition : la définition essentielle, qui définit la chose par ce qu’elle est. La première en effet ne suffit pas, car comme on le voit dans ce texte, les êtres artificiels sont après tout eux aussi composés d’éléments naturels ! –On fabrique les objets techniques à partir de quelque chose, et ce quelque chose, c’est la nature : la technique est donc une activité seconde, qui suppose la nature. La nature est cause première de ce qui est, et la technique cause seconde : c’est dire que l’homme n’est pas créateur, alors que la nature l’est. Fabriquer n’est pas créer… Aristote va dire que ce qui fait que les êtres naturels sont naturels, c’est qu’ils ont en eux un principe et une cause interne de mouvement. Ie : ils se meuvent par eux-mêmes, ils " bougent " tout seuls. Ils n’ont pas besoin pour être, vivre, bouger, d’une intervention extérieure. La nature n’est donc pas une cause externe mais une cause interne. Elle est immanente aux êtres naturels. Les êtres naturels sont donc autonomes. Alors que, par opposition, un être artificiel, s’il peut parfois, certes, se mouvoir tout seul, a besoin comme cause ultime de son mouvement (et de son être !), de l’homme.

Exemples : la montre, l’ordinateur, etc., par opposition à une plante, un animal, un homme.

NB : Que faire de la pierre ? Fait-elle partie de la nature ? On aurait en effet tendance à le penser. La pierre n’est pas produite par l’homme, elle existe indépendamment de l’activité humaine : bref, elle n’est pas artificielle. Pourtant, elle ne semble pas être un être vivant, et ressemble plutôt à la montre, en ce qu’elle ne bouge pas toute seule : elle n’est donc pas naturelle ! Ici, la définition génétique semblerait donc mieux convenir : comme il y a des êtres qui sont par nature et d’autres qui sont par d’autres causes, à savoir, l’homme, et que la pierre n’est pas par l’homme, alors, elle est par nature. Mais nous avons vu que la définition génétique n’était, hélas, pas assez déterminante. On peut répondre à cela que dans le monde, il y a : ce qui est produit par la nature, ce qui est produit par l’homme … et ce qui est produit par le hasard et la nécessité. Entre dans cette dernière sorte de " cause ", la matière. Ainsi, nous pouvons échapper à notre difficulté : si la nature est ce qui existe indépendamment de l’activité humaine, elle n’est pourtant pas la matière. En effet, la matière est quelque chose d’inorganisé, qui n’obéit qu’au hasard, c’est-à-dire, qu’elle est un mode d’existence non seulement indifférent à l’activité humaine, mais également indifférent à tout principe et à toute loi. Or, la nature, nous venons de le voir, est un principe d’organisation des êtres naturels. Elle est ce qui fait qu’ils poussent, qu’ils croissent, qu’ils vivent. Toutes ces activités ne sont dues ni à l’homme, ni au hasard. L’herbe ne pousse pas par hasard, par exemple, mais par nature. Si l’homme peut l’aider à pousser mieux, par certaines sortes d’engrais, c’est toujours au bout du compte la nature qui fait pousser l’herbe, pas l’homme. L’herbe, encore, ne pousse pas n’importe comment, mais par nature, etc. – A tel point qu’on est souvent tenté, devant la nature, de recourir au principe de finalité : on dirait vraiment que les êtres naturels sont organisés en vue de fins, tout en eux est tellement bien agencé…

Conclusion de ce texte (que nous a-t-il apporté de primordial pour notre sujet) :

D’abord, faisons un tableau récapitulatif des principales définitions de la nature et de la technique (consigne : faire ce tableau sur une feuille à part car nous continuerons à le remplir au fil du développement) :

  1. sont naturels les êtres vivants et leurs éléments (définition génétique)

(2) est naturel ce qui n’est pas artificiel -Première

(3) est artificiel ce qui est fabriqué par l’homme -Seconde

  1. la nature est un principe et une cause interne de mouvement (définition essentielle)
  • la nature n’est pas l’univers matériel
  • Ainsi, on peut dire que l’opposition à l’artificiel est constitutive de la définition même du naturel. Communément, quand nous parlons de la nature, ou, réciproquement, de la technique, nous avons en tête cette opposition nette et tranchée entre ce qui est naturel et ce qui est artificiel.

    2) Cette opposition nature/ technique est-elle une opposition de valeur ?

    Nous voilà donc en présence d’une distinction fondamentale, qui se trouve au soubassement de toutes nos conceptions courantes concernant la nature. Seulement, nous disposons maintenant de définitions plus claires, ce qui va nous permettre d’aller plus loin dans la critique (= passage au crible) de nos opinions. Nous avons vu que nous pensons spontanément, d’abord, que la technique et la nature se distinguent, mais aussi, qu’elles se distinguent en valeur. Si nous avons maintenant des arguments en faveur de la première opinion, encore nous faut-il en trouver pour appuyer la seconde. En quoi l’opposition naturel et artificiel/ technique, qui est une opposition entre deux genres d’être, peut-elle en venir à désigner une opposition entre deux domaines de l’être, dont l’un aurait une valeur supérieure à l’autre ? Reprenons notre tableau, et cherchons comment on passe de l’une de ces distinctions à l’autre.

    D’abord, prenons les définitions (2) et (3) : il apparaît que ce qui est naturel est antérieur à l’homme, premier par rapport à l’activité technique/ fabricatrice de l’homme. Cf. fait que même les objets techniques/ artificiels sont composés d’éléments naturels : c’est dire que la nature est première chronologiquement. Les objets faits par l’homme viennent toujours après les objets (êtres !) naturels, qu’ils sont toujours tenter d’imiter. Ensuite, regardons les définitions (1) et (4) : la nature, c’est ce qui est vivant, et c’est ce qui est autonome, ce qui se meut par soi. C’est dire que les objets faits par l’homme ne sont pas aussi " au point " que les objets naturels, et que l’homme ne peut faire aussi bien que la nature. Ils ne subsistent pas par eux-mêmes ; il leur manque l’indépendance, l’autonomie, qui caractérise les premiers .

    Donc : l’artificiel est maintenant ce qui est second par rapport à la nature, mais aussi, ce qui ne fait que l’imiter, sans pouvoir la surpasser ou même l’égaliser. Cf. l’art : on va dire qu’il n’est qu’artifice –l’artifice ira même alors jusqu’à signifier le factice, le faux par rapport au vrai, au " naturel " : l’artificiel a donc maintenant une connotation négative. C’est de là que sont dérivées les expressions : " il n’est pas naturel " (connotation de mensonge, d’inauthenticité, par opposition à la sincérité)

    Les objets techniques, artificiels, paraissent donc avoir un moindre être par rapport aux objets naturels.

    Suite du tableau (les élèves y inscriront les nouvelles définitions à la suite du tableau que nous avons commencé plus haut)  : voici les nouvelles déterminations/ définitions que nous avons obtenu :

    (6) est naturel ce qui est premier, originaire

    (7) est artificiel ce qui est second ; ce qui imite 

    (8) le naturel est autonome alors que (9) l’artificiel est dépendant

    Mais Aristote ne semble pas dire ni même sous-entendre que ce que l’homme ajoute à la nature est par définition quelque chose de mal, de condamnable. Il dit même souvent que par l’art, l’homme achève la nature, la perfectionne. Si la distinction entre les êtres techniques et les êtres naturels désigne certes deux genres d’être de valeur différente, il ne s’agit donc pas encore de valeur morale. Comment peut-on donc en venir à moraliser cette distinction nature/ technique? Ie, à formuler les jugements suivants : " la nature, c’est bien, la technique, l’artifice, c’est mal " ?

    B- La valeur morale de cette distinction : la nature comme norme et comme supérieure à la technique

    D’où peut bien venir la condamnation morale de l’objet technique, artificiel, fait de main d’homme et ajouté par l’homme à la nature ?

    1) la nature comme ordre

    Il faut pour cela que l’on croit que la nature est quelque chose de sacré ; qu’elle est bonne ; qu’elle est un ordre préalable à l’homme ; ainsi, toute modification de cet ordre est néfaste à la nature.

    On peut trouver nombre d’arguments permettant de justifier cette croyance, pour le moment non réfléchie.

    a) la biosphère

    La nature, d’abord, n’est-elle pas l’ensemble des êtres vivants ? Or, cet ensemble n’est-il pas bien ordonné ?

    Dans la première affirmation, on retrouve l’idée de vie, et notre respect pour la vie. On peut insister ici sur le fait que l’objet technique, par rapport à l’objet naturel, n’est pas vivant parce qu’il n’a pas d’âme ; alors que l’être (pas l’objet !) naturel  en a une (même les plantes !) ; l’âme a en effet ici le sens général de principe de vie, de ce qui fait être, de ce qui fait vivre (elle semble être synonyme de nature). L’objet technique est seulement un amas de matière. Cela expliquerait que l’on ne doive pas se comporter envers la nature comme envers un vulgaire objet. D’un objet, vous pouvez faire n’importe quoi, mais pas d’un être naturel. Ainsi, du fait que la nature n’est pas un objet comme les autres, beaucoup, aujourd’hui, veulent en faire un être de droit.

    Dans la seconde affirmation, on retrouve plutôt la biosphère. Tous les éléments naturels se tiennent, de telle sorte qu’en déplacer un, c’est obligatoirement " déranger " l’ordre existant, le détruire, le transformer, le dégrader… Que dire ici de la technique, entendue comme ensemble des objets artificiels ?

    D’abord, qu’elle n’est pas capable de produire un tel monde, un tel ordre. Il ne peut y avoir de " monde " des objets techniques, car ces derniers ne sont pas interdépendants comme le sont les êtres naturels ; pas de notion d’équilibre, etc. Pas de " sens ".

    Pire encore : par la technique, on insère dans la nature de nouveaux objets, qui ont, du moins, nos objets techniques à nous aujourd’hui, les propriétés de modifier la biosphère… Modifier voulant dire perturber le bel ordre naturel, ce qui déjà est mauvais en soi (mauvais au sens de nuisible à la biosphère, à la vie), mais aussi, le dégrader, et, au bout du compte, le détruire.

    Ici, on en arrive à un nouveau sens du terme d’artificiel et donc par là même de la nature (puisque ces deux termes se définissent par opposition l’un à l’autre), qui a une connotation explicitement morale, et qui nous permet de comprendre pourquoi on dit parfois que la nature c’est bien et la technique, c’est mal. De " produit par l’homme ", ajouté à la nature et extérieur à elle, l’artificiel se met à vouloir dire ce qui souille la nature. On voit ici germer l’opposition pur/ impur, qui va être appliquée à l’opposition nature/ technique…

    Suite du tableau :

    (10) la nature est la biosphère = ordre naturel = bel ordre, équilibre

    (11) la technique, l’artificiel, est dérangement, dégradation, destruction au moins potentielle de cet ordre

    On voit à quel point notre condamnation morale de l’artificiel, de la technique, semble être fondée. En effet, il semble que tout ce que l’homme institue, ne puisse être que cause de désordre, d’instabilité. La nature, elle, semble pouvoir être une norme, un guide pour les actions des hommes. Tout en elle est harmonie, équilibre, régularité… Tout ce que fait l’homme semble être " mauvais ". Croire en la nature, apparemment, c’est ne pas croire en l’homme (attitude non humaniste, donc).

    b) la nature comme norme : deux exemples

    Prenons d’abord un exemple classique de ce recours à la nature comme norme : il s’agit de la codification par l’Eglise de tout ce qui concerne le sexe.

    Les organes sexuels servent à la procréation ; donc leur utilisation naturelle est la procréation ; a-t-on le droit d’en déduire que par conséquent, toute activité sexuelle doit être faite en vue de la procréation ? C’est ce qui s’est fait au Moyen Age, sous l’égide de l’Eglise. La " nature ", ici (mais évidemment, en conformité avec la peur du sexe caractéristique de l’Eglise, qui en faisait un péché sexuel), servait à donner des règles d’action pour la vie quotidienne. Les prêtres vont codifier, en se réglant sur la nature, le sexe, en disant que, comme la nature le montre, il ne faut " user " du sexe que pour procréer … Conséquence : il ne faut se prêter à ce genre d’activité que tel et tel jour de la semaine, que en vue de faire des enfants, il ne faut pas s’adonner à la masturbation, à l’homosexualité (d’où des valeurs morales : " il ne faut pas s’adonner à l’homosexualité ", par exemple). Parce que, j’insiste, ce n’est pas naturel, ce n’est pas conforme à ce que la nature " veut ", " commande ".

    On voit donc que la nature peut être une norme, un modèle, pour l’institution de la société et de nos règles d’action. La nature pourrait nous dire ce qu’il faut faire. Il faut que l’action de l’homme se fonde sur la nature, et ce, à la fois pour ne pas détruire la nature, qui n’est pas n’importe quoi, qui n’est pas pure matière, mais aussi pour ne pas agir n’importe comment. C’est donc à la fois par respect envers la nature, et envers nous-mêmes, que nous devons prendre la nature pour modèle.

    Deuxième exemple : échelle des êtres et hiérarchie entre les êtres/ hommes.

    La biosphère peut apparaître comme une " échelle des êtres ", avec un haut et un bas, et une continuité entre tous les degrés d’être qui s’inscrivent sur cette échelle.

    Haut

    Dieu

    De Dieu aux anges

    Homme

    Du sage au fou (= sous-homme)

    Animaux

    Des mammifères supérieurs aux vers de terre

    Végétaux

     

    Minéraux

     

    Bas

    On retrouve, dans l’échelle des êtres, une hiérarchie : c’est donc une échelle de valeur. En haut veut dire " plus d’être " mais aussi " mieux " qu’en dessous. Par conséquent, si on veut se guider sur cette échelle des êtres pour ériger dans le monde social, ou monde de l’homme, une hiérarchie, force est de constater que les hommes se distinguent eux-mêmes en différentes classes, et qu’il y a des hommes qui valent mieux que d’autres, et cela, " par nature ". Ainsi, il y aurait des " sous-hommes " : ils se situent en dessous de l’humanité mais au-dessus de l’animalité (ce sont eux qui font la jonction entre le règne humain et le règne animal, comme la plante carnivore fait la jonction entre le règne animal et le règne végétal, et les cristaux, entre le règne végétal et le règne minéral). Ces sous-hommes sont par nature inférieurs, et ne peuvent se débarrasser de cette infériorité : elle est inscrite dans leur définition. Inutile de préciser que ce recours à la nature est celui que l’on trouve dans nombre de formes de racisme… (or : on confond ici naturel et culturel)

    NB : dans cette représentation classique de l’échelle des êtres, vous constaterez que l’homme vient avant le strictement naturel, qui correspond ici aux règnes animal, végétal, minéral. Le règne naturel ne serait alors pas, contrairement à ce que nous venons de dire, doté d’une grande valeur, et d’une valeur supérieure à l’homme… Mais précisons que ce qui est doué d’une grande valeur, c’est l’échelle des êtres en son entier ; et que si tous les genres d’êtres sont une seule échelle, ils diffèrent seulement en degré : dès lors, il est possible de dire que les genres d’être en bas de l’échelle ont une certaine valeur, et peuvent même, comme nous l’avons vu, avoir des droits. On retrouve de toute façon l’importance de l’ordre, de l’équilibre…

    2) la peur de la technique

    Nous venons de voir que la technique est, par rapport à la nature, condamnable, parce qu’elle est dangereuse, potentiellement destructrice, mais aussi, parce que la nature est source de valeurs et même est une valeur (cf. biosphère, vie…, pas pure matière inerte, pas " n’importe quel objet " dont on peut faire n’importe quoi). Allons plus loin encore dans la recherche des raisons qui nous font condamner la technique. Ce qui est sous-jacent également, derrière la condamnation de la technique, c’est la peur devant la technique.

    On vient de le voir : la technique est potentiellement destructrice de la nature, par là, elle fait peur. Mais encore, si la technique fait peur, c’est parce que par elle, l’homme voudrait se mesurer à la nature, ou aux dieux.

    a) la technique, puissance démoniaque ?

    Cf. mythe de Prométhée (in Platon, Protagoras) : mythe de la création de l’homme et des animaux : Epiméthée avait été chargé de la répartition des qualités appropriées à la vie et à la défense des êtres vivants : à cet effet, il devait puiser dans une réserve limitée. Aux uns, il attribua la force sans la vitesse, aux autres, celle-ci, sans celle-là ; aux plus frêles il donna des ailes pour fuir ou alors il réserva un refuge souterrain aux plus menacés, ce qui les rendait inaccessibles. Il chercha donc à distribuer équitablement les moyens mis à disposition. Mais, comme Epiméthée avait tout dépensé, l’homme, qui avait été oublié, ne put rien recevoir. Prométhée chercha alors à réparer cette lacune, et, pour sauver l’homme, " nu, sans chaussures, ni couvertures ni cornes ", il lui attribua le feu qu’il vola à Héphaïstos et à Athéna. Bref : il lui donna la " technique ". Par elle, il va compenser et corriger son infériorité (qui deviendra supériorité !). Il va fabriquer ce qu’il ne possède pas en naissant, contrairement aux animaux qui, eux, naissent pourvus de tout ce qu’il leur faut pour survivre. Les animaux sont en harmonie avec la nature. Ils ont des " outils " naturels. Mais ces outils n’ont pas les mêmes caractéristiques que les outils humains.

    Signification : l’homme a les moyens de dominer la nature, de faire lui-même, finalement, une nature à lui. Mais la technique fait bien peur : elle est, ici, assimilée au feu, et plus précisément, au feu des dieux (auxquels elle a été volée)…

    Faust : pour l’assimilation de la puissance humaine sur la nature à un pacte diabolique

    Frankenstein : la créature devient le maître de son maître

    Le technicien s’apparente donc, comme on peut le voir à travers ces grands mythes, à un apprenti-sorcier ! NB : Distinction magie et sorcellerie : la magie est connaissance des secrets de la nature, afin d’acquérir certains pouvoirs et d’agir sur elle ; la sorcellerie, utilisation de ces connaissances pour jeter des sorts, pour faire le bien ou pour faire la mal. La technique est proche de la magie, pas de la sorcellerie. Encore que …

    L’homme rivalise, par la technique, avec la matière, mais aussi, avec la vie, c’est-à-dire avec la nature. Or, c’est dangereux, car ces forces sont plus fortes que lui, ou bien peuvent se retourner contre lui. La technique, désir de maîtrise de la nature, et de pénétrer dans ses mystères, pour pouvoir " faire " comme elle, nous échappe, de sorte que nous ne maîtrisons plus notre propre maîtrise.

    Ici, nous avons deux nouvelles déterminations de la technique :

    (12) il s’agit de la technique comme puissance de l’homme

    et même, (13) comme désir de recréer la nature, de rivaliser avec la nature

    Exemple de ce " pouvoir " technique : le " génie génétique " (ou les " biotechnologies ") : la génétique appliquée à l’amélioration des plantes : la découverte de l’unicité du code génétique chez les êtres vivants mène à la possibilité d’introduire chez une plante des gènes venant d’une autre espèce végétale très éloignée. Or, cela fait peur, car c’est une transgression de la barrière que constitue la reproduction sexuée et une modification des espèces : or, peut-on impunément défier la nature, allier des contraires, croiser des espèces ? Cela semble mener, encore une fois, à la destruction de nature ! De plus, on n’a aucun moyen de contrôler les expériences ayant lieu dans les multiples laboratoires dispersés dans le monde (Cf. X Files). Enfin, notre monde est devenu tellement complexe, que l’on ne peut savoir à l’avance quelles seront les conséquences à terme de nos actions/ inventions techniques ; elles peuvent avoir des conséquences non prévues, et surtout, non voulues (exemple : les organismes génétiquement modifiés : pourraient-ils induire une résistance aux antibiotiques ?).

    Ici, l’homme devient le rival de la nature : il est lui aussi créateur, et ce qui est troublant, c’est que ce qu’il crée est naturel, pas artificiel (il n’est dit artificiel que du fait que son créateur n’est pas la nature, mais l’homme –cf. problème déjà rencontré à propos de la pierre, ci-dessus). Mais si on passe de la définition génétique à la définition essentielle, force est de constater que le produit de l’homme est un être naturel, pas un objet technique !

    La technique apparaît donc condamnable à plusieurs titres : elle est au moins potentiellement destructrice de la nature, en ce qu’elle bouleverse son équilibre, et le dégrade en le souillant, mais encore, en ce qu’elle est dangereuse. Ajoutons qu’elle est encore aliénante.

    b) La technique est déshumanisante 

    Aliéner veut dire : rendre étranger (à soi-même). La technique dégraderait encore l’homme, et serait dangereuse pour l’humanité, qu’elle détruirait petit à petit. Si le premier point est banal, puisqu’on le trouve dans tout débat sur nos modes de vie et sur la pollution (la voiture, l’effet de serre, le traitement des déchets, etc.), le second est moins courant. Nous allons privilégier, dans notre développement, son analyse.

    Marx a critiqué de manière acerbe la déshumanisation entraînée par la " révolution industrielle " (la division du travail permise par l’avènement de la machine/ automate, et donc, par l’invasion de la technique moderne dans tous les domaines de la vie humaine –ici la technique a à voir avec la production industrielle, production de masse) :

    Marx, Le Capital, Livre I, tome II, trad. J. Roy, Ed. sociales

    " Un certain rabougrissement de corps et d’esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Elle attaque l’individu à la racine de sa vie, c’est elle qui la première fournit l’idée et la matière d’une pathologie industrielle. Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner, s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple "

    " La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt (…) Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil, dans la fabrique, il sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui, ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture, les ouvriers forment autant de membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux "

    L’ouvrier moderne, qui se situe dans une usine de plus en plus technicisée, ne s’appartient plus lui-même. Il n’est plus un homme : plus besoin de réfléchir, il suit la machine. La machine fait de l’homme son outil, et elle le dégrade donc. Homme = rouage de la machine, et donc, esclave de " sa " créature.

    La technique serait donc en son fond, en son essence même, aliénante et destructrice de l’humanité de l’homme. Pourquoi cela paraît-il essentiel à la technique, à tel point qu’on peut la dire inhumaine ?

    Il nous faut ici explorer un aspect de la technique que nous n’avons pas encore exploré, et qui pourtant, lui est essentiel. Rappel : nous sommes passés du technique comme qualifiant un objet non naturel, à la technique comme désignant une puissance, et un certain mode d’activité. Mais qu’est-ce qu’une activité technique ? Qu’est-ce qu’agir techniquement ? (14) Est technique, toute activité dans laquelle nous agençons des moyens, en vue d’obtenir telle fin. Ce qui l’intéresse, c’est l’efficacité, et les moyens.

    D’où un trait qui va participer de la dénonciation de la technique : la technique ne s’intéresse pas aux fins qu’elle vise et qu’elle sert à atteindre. Que ces fins aient ou non de la valeur, cela n’intéresse pas la technique ; et de toute façon, elle ne peut y répondre, parce que ce n’est pas son problème, elle n’est pas " qualifiée pour cela ".

    Exemples :

    • les scientifiques et les techniciens qui ont inventé et fabriqué la bombe H ont agi de manière technique : ils ont agencé des moyens en vue de parvenir à la fabrication de la bombe ; ils n’avaient pas à se soucier de la valeur de la fin visée (= la bombe) ; il appartient à la philosophie ou à l’éthique (= réflexion sur les valeurs) de se prononcer sur la fin et de dire si elle est une valeur digne ou non d’être poursuivie
    • le médecin qui soigne quelqu’un doit le faire de la manière façon possible, ie, en se demandant : la fin étant posée (la guérison) comment faire pour l’obtenir ? ; mais jamais il ne se demandera : la fin est-elle bonne ? (par exemple : est-il bon pour le malade d’être guéri ? (s’il est " condamné " à plus long terme) est-il bon pour la nation qu’il soit guéri (si c’est un terroriste)) ?

    Bref : la technique ne pense pas, et n’est pas morale.

    Conséquence : si la technique est considération des moyens, de l’efficacité, alors, tout ce qu’elle touche ne peut être que ravalé au rang de moyen. Ainsi, une civilisation (comme la nôtre) où la technique a tant d’importance, et envahit tous les domaines de la vie, ne peut qu’être une civilisation où tout est moyen, et où tout devient un prétexte d’efficacité. Cf. aujourd’hui les ouvriers à l’usine, l’homme qui n’est plus que moyen, l’argent et la consommation comme seules valeurs… La technique, alors, serait essentiellement immorale, dégradation de l’humanité 

    Conclusion I 

    Nous avons donc vu ici que l’opposition nature et technique, non seulement va de soi, mais encore, semble bien renvoyer à une opposition d’un point de vue de la valeur. La nature est supérieure à la technique en ce qu’elle est première et pourvue d’un degré d’être ontologiquement supérieur, car " plus solide " ; mais aussi, en ce qu’elle est susceptible de nous apporter des normes pour l’action. A côté de la nature, la technique semble être condamnable car elle est dangereuse pour l’humanité et pour la nature qui l’englobe.

    Nous allons maintenant réfléchir plus profondément encore sur le bien-fondé de la distinction nature et technique. Nous nous attacherons d’abord à la distinction morale, et ensuite, à la distinction elle-même.

    II- Remise en question de la distinction morale

    A-la nature a-t-elle de la valeur ?

    Nous allons maintenant nous demander, pour voir si notre propos est vraiment fondé en raison (= justifié), si la nature peut vraiment être érigée en norme de conduite, si elle peut être source des valeurs. A-t-elle en elle de quoi donner des valeurs à l’homme ? Peut-on assimiler ce qui est naturel, et ce qui a de la valeur ?

    1) la nature est, elle ne dit pas ce qui doit être

    a) Qu’est-ce donc qu’une valeur morale ?

    C’est une règle, une norme, qui dirige nos actions. Et qui nous dit, plus précisément, ce qu’il faut faire. Elle nous dit ce qui est bien, ou ce qui est mal. Elle est synonyme de devoir moral.

    Exemple : " il ne faut pas tuer " ; " il ne faut pas s’adonner à la paresse ", etc. –Je précise que si la première est une valeur morale proprement dite, la seconde est une valeur sociale. Par rapport à la seconde, la valeur morale est censée valoir indépendamment des circonstances et de l’utilité. On dit qu’elle a une valeur absolue, pas relative. Ainsi, ne pas s’adonner à la paresse peut être un impératif pour telle société mais pas pour une autre, tout dépend de notre conception du monde, de notre religion, etc. Ou bien même, elle peut être un impératif pour le bon fonctionnement de la société : elle " vaut " alors parce qu’elle est utile. Par contre, ne pas tuer est un impératif qui vaut en toutes circonstances, et qui ne peut valoir seulement parce qu’il est utile.

    Il faut donc se demander si la nature peut nous indiquer ce que l’on doit faire. Ce qui se fait peut-il être érigé en " devoir-être ", ie, ce qui se fait, est-ce ce qui doit être ?

    b) la nature personnifiée

    Pour répondre à cette question, et voir ce qui peut bien poser problème, nous allons partir de l’exemple déjà utilisé plus haut (codification des relations sexuelles par l’Eglise).

    On se demandera si la nature commande quelque chose ; que suppose donc cette affirmation ?

    Elle suppose une certaine personnification de la nature. Rien d’étonnant à cela, puisque la nature, nous l’avons vu, n’est nullement synonyme d’univers matériel, de hasard. Tout en elle semble obéir à une fin, à un plan. C’est comme si elle avait voulu ce qui est.

    NB : la nature a un nouveau sens ici : il s’agit de la (15) nature comme force créatrice, comme créatrice des êtres naturels. Cf. distinction " nature naturante " et " nature naturée " que l’on trouve chez Spinoza. Elle est en germe dans la définition aristotélicienne de la nature, puisqu’elle n’est autre que le principe de vie, d’organisation, des êtres naturels ; certes, Aristote disait que la nature n’est pas une cause externe, mais interne, contrairement à l’art ; mais il pense bien la nature comme ce qui fait vivre et être les êtres naturels…

    Le problème est alors que pour croire à la nature, il faut croire en Dieu. On écoute ses " commandements " en croyant que c’est Dieu qui parle à travers la nature. Ou alors, il faut croire que la nature obéit au principe de finalité. Mais c’est dire qu’elle pense, qu’elle veut, qu’elle est intelligente, bref, c’est lui prêter une âme. Cf. l’animisme.

    Or, il y a bien longtemps que l’on ne croit plus cela !

    Darwin et la sélection naturelle (in cours religion) : la nature n’est pas soumise au principe de finalité ; le croire est une attitude typiquement anthropomorphique : parce que certains effets naturels ressemblent à des effets qui dans notre activité sont le résultat de la technique, de l’intelligence, nous croyons que ces effets sont dus au même genre de cause, et donc, que la nature est soit intelligente, finalisée, soit qu’elle renvoie à Dieu, entendu comme artisan divin. Mais c’est une attitude qui projette indûment sur la nature ce qui ne vaut que de l’homme.

    On peut ainsi considérer que le recours à la nature comme norme, qui suppose une certaine personnification de la nature, en tant qu’elle lui prête des fins, et un sens, est une résurgence moderne de l’attitude religieuse :

    Comte, Cours de philosophie positive, Première leçon

    Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.

    Dans ce texte, Comte parle de l’état métaphysique de l’esprit humain (manière de penser à une époque donnée de l’humanité). Cet état est pour lui l’adolescence de l’esprit humain. C’est un état voué à être dépassé, qui n’est donc pas " positif ". L’état positif de l’humanité, qui correspond à un progrès, et qui ne tend pas vers un autre état, est l’état scientifique. L’enfance de l’humanité, c’est l’état religieux. Etat dans lequel nous mettons derrière chaque phénomène " naturel ", des forces surnaturelles. L’état métaphysique n’est que la continuation du même état, sauf que ces forces sont " naturalisées ". Mais au bout du compte, c’est pratiquement le même genre de pensée : sous la " nature ", sous les " forces naturelles ", se cache " Dieu " ou autres " forces surnaturelles ". L’idéologie naturaliste n’est que l’idéologie religieuse parvenue à l’âge adulte. En effet, on est passé de l’idée d’un acteur à l’origine de l’existence, à l’idée d’un acte. On a remplacé " se fait par Dieu " par " se fait tout seul ".

    Aujourd’hui, plus précisément, depuis la révolution scientifique du 17e siècle, la nature est pour nous le domaine … de ce qui est, point. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, elle n’a pas de sens. L’homme est alors libre de créer ses propres valeurs.

    c) La nature n’est-elle pas plutôt le règne du spontané, de la violence ?

    On peut encore aller plus loin dans la critique du raisonnement qui consiste à déduire de la nature (ce qui est) les valeurs morales et sociales (ce qui doit être, ce qu’on doit faire). En effet, ne peut-on pas dire que cela revient à ériger en norme la spontanéité et la violence ? Car si les conceptions naturalistes des valeurs tirent argument, pour se justifier, du bel ordre de la nature, ne peut-on également tirer argument, pour les contredire, de la brutalité et du désordre de la nature ?

    Exemples : la jungle et les instincts les plus " naturels " (non disciplinés, donc), pour la brutalité et la spontanéité ; les tempêtes, et autres catastrophes naturelles, pour le désordre.

    Dès lors, ériger la nature en norme, c’est dire que les hommes doivent se laisser aller à satisfaire tous leurs instincts, à se battre pour obtenir ce qu’ils veulent, à s’entre-tuer, etc. Or, n’est-ce pas plutôt cet état de nature assimilé à un état de guerre qu’il convient de fuir pour qu’une société soit viable, que les hommes vivent en harmonie les uns avec les autres ? Et n’est-ce pas vouloir réduire l’homme à un animal ? Cf. cours Etat, Hobbes.

    NB : n’allons pas toutefois une fois encore projeter nos valeurs sur la nature ! En effet, la brutalité, le désordre, etc., que nous trouvons dans la nature, n’a rien d’immoral. Est immoral en effet quelqu’un qui choisit sciemment le mal, qui sait qu’il fait quelque chose de mal. Les animaux, et plus encore les éléments qui se déchaînent avec pour conséquence la mort de milliers d’hommes, ne font donc rien de mal. La nature n’est pas immorale, mais amorale (ie : elle n’a rien à voir avec la morale, elle est un domaine différent). Mais c’est dire qu’elle n’a rien à nous apporter dans le domaine des valeurs, et plus précisément des valeurs morales.

    d) L’homme, être culturel

    On conclura en disant que l’homme est un être certes naturel, mais aussi, culturel, et libre. Contrairement à l’animal, il ne colle pas à la nature. Il a su inventer de nouveaux " besoins ", non plus naturels, mais culturels. Est-ce à dire qu’il est alors dénaturé, un monstre, parce qu’il ne suit pas la nature, jusque dans ses besoins les plus élémentaires (boire, manger, procréer) ? Je ne pense pas : c’est au contraire parce qu’il ne suit pas la nature dans la satisfaction de ses besoins, parce qu’il ne boit pas toujours par soif, parce qu’il ne mange pas toujours par faim, parce qu’il ne fait pas l’amour seulement pour procréer, parce qu’il ne s’habille pas seulement pour se réchauffer ou se protéger du soleil, etc., que l’homme est homme, et non plus seulement un être strictement naturel, animal. C’est à l’homme d’inventer ses propres valeurs, de dire ce qui doit être, et une valeur est justement ce qui n’est pas, ce qui n’est pas " naturel ".

    L’homme doit donc, pour être homme, transcender la nature, et cela, en un double sens : a) en tant qu’il doit, comme nous venons de le voir, inventer de nouveaux besoins pour se différencier de la nature, mais également, b) en tant qu’il doit maîtriser ses instincts afin de pouvoir vivre en harmonie avec ses semblables, et avec lui-même (cf. cours Etat et Droit)

    2) nature et idéologie

    En fait, ce que nous pouvons maintenant déceler derrière les louanges du naturel et derrière toute volonté sociale de prendre le naturel comme modèle, c’est la justification de l’ordre établi, sous toutes ses formes les plus pernicieuses. Certains hommes, détenteurs du pouvoir (qu’il soit politique ou religieux), ont certains idéaux, certaines conceptions de l’homme ; et pour les justifier, de même que pour les faire accepter par tout le monde, ils s’appuient sur la nature. Procédé facile de justification, puisque la nature a tant d’attrait sur les hommes !

    Exemples : on peut de cette façon :

    • dénoncer l’homosexualité ;
    • justifier l’inégalité des sexes (la femme est moins forte que l’homme, elle est seulement un moyen pour l’homme et pour la procréation en général, etc.) ;
    • justifier l’inégalité des races (cf. ci-dessus, échelle des êtres et hiérarchie entre les êtres/ hommes)
    • justifier la hiérarchie sociale (cf. Eglise au Moyen Age, qui se servait du cosmos aristotélicien, lui-même hiérarchisé ; mais aussi, dans l’Antiquité, Platon et Aristote).

    Ceci est illégitime et même erroné, car c’est ériger en naturel ce qui est culturel (et habituel). Cf. Levi Strauss, Race et histoire, in cours autrui : l’ethnocentrisme, et le racisme, relèvent d’une telle assimilation. Précisons que ce n’est pas toujours conscient et donc pas toujours volontaire…

    Conclusion A

    La nature ne peut donc être érigée en norme, en modèle de nos actions. Elle n’a rien à voir avec la morale, ni même avec aucune valeur. Elle est amorale. Cela, parce qu’elle ne peut être dite commander quoi que ce soit, ni même " vouloir " quoi que ce soit. Le croire, c’est tomber dans l’illusion anthropomorphiste (qui consiste à donner à la nature une forme humaine, à lui prêter certaines caractéristiques qui ne peuvent valoir que de l’homme). Le vouloir, cache toujours une certaine idéologie.

    B- La technique est-elle mauvaise en soi ?

    Une fois la valorisation de la nature condamnée, il faut nous attacher à voir si la condamnation de la technique peut également être dénoncée comme fausse.

    La technique, au double sens de ce qui est artificiel, fabriqué par l’homme, et de l’activité ou puissance technique, ne peut être mauvaise en soi. Si elle peut être l’objet d’une désapprobation, ce n’est pas en tant que telle, de par son essence, mais par les mauvais usages que l’homme peut en faire.

    Commençons par étudier l’argument selon lequel la technique serait essentiellement aliénante, déshumanisante :

    1) l’aliénation est-elle constitutive de la technique ?

    Je pense plutôt qu’elle ne l’est que par l’usage que l’on en fait. Le côté aliénant vient d’une volonté des dirigeants et n’est que la conséquence du capitalisme, pas l’essence de la technique. C’est en fait un usage accidentel de la technique. Ne confondons pas technique et monde industriel, technique et capitalisme, technique et application de la technique (même si la technique vise l’efficacité et donc vise à être appliquée…).

    De toute façon, comment cette aliénation pourrait-elle lui être essentielle, puisque la technique, nous venons de le voir, ne se prononce pas sur les fins ? Comment donc aurait-elle pu porter en elle l’énoncé (la valeur) : " seul a de la valeur ce qui est moyen  et nous devons tout ramener au rang de moyen " ? Si elle s’intéresse aux moyens, elle ne dit jamais que ce moyen est une/ la valeur ! Ainsi, tout comme la nature, la technique n’est pas immorale, mais amorale, ie, elle relève tout simplement d’un autre domaine d’activité que la morale.

    Mais alors, si la technique est amorale, pourquoi ne pas dire qu’elle a à être complétée par la morale ? Pourquoi ne pas décider d’accompagner toute technique, du moins en ce qui concerne les grandes décisions, celles qui ont un enjeu important pour l’humanité, de la morale (plus précisément, de l’éthique, qui a, par rapport à la morale, une connotation de réflexion) ? C’est d’ailleurs bien ce que nous sommes en train de faire, à travers les comités d’éthique. Nous réfléchissons maintenant sur les conséquences de nos capacités techniques, sur les fins que la technique nous permet d’atteindre. Quand une fin nous paraît sans valeur ou dangereuse pour l’homme, nous décrétons un " moratoire " : arrêt momentané de la recherche, pouvant durer plusieurs années, afin de réfléchir sérieusement sur l’innovation technique en question.

    NB : nous pouvons dire la même chose à propos de la soi-disant destruction essentielle à la technique : elle est accidentelle, et il nous appartient de l’éviter : cf. traitement des déchets, etc. Nous prenons aujourd’hui de plus en plus conscience des dangers d’une technique non réfléchie, d’une technique aveugle.

    La technique n’est donc pas essentiellement, en son fond, aliénante/ déshumanisante et immorale.

    2) technique et humanisation

    Au contraire, ne participe-t-elle pas de la grandeur de l’homme ? Critiquer la technique en disant qu’elle et aliénante, ie, déshumanisante, c’est dire qu’elle n’est pas essentiellement humaine, qu’elle ne peut définir l’homme. Or, n’avons-nous pas vu, à travers le mythe de Prométhée, que la technique semble différencier l’homme de l’animal ? L’homme, par la technique, ne peut-il progresser ?

    Certes, n’allons pas faire l’erreur inverse de la précédente : ne passons pas de la thèse selon laquelle la technique est immorale et déshumanisante, à celle selon laquelle elle est entièrement morale et humanisante. On sait que l’enthousiasme envers la technique et son potentiel de progrès a été déçu… (Cf. Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Garnier Flammarion et Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, ainsi que Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, pour les représentations de ces deux opinions, toutes les deux également fausses).

    Si on étudie l’histoire de l’homme depuis la préhistoire, et plus précisément, l’histoire des techniques, force est de constater que les inventions techniques ont rythmé l’évolution de l’homme. C’est par la technique que l’homme semble être devenu homme. –Cela, parce que toute technique étant domination de la nature, c’est par elle que l’homme peut sortir de la nature, et devenir un être de culture.

    Ainsi, selon D. Bourg, philosophe des techniques, l’humanisation s’est effectuée à travers l’usage des outils. Les hommes ont commencé, à travers les premiers outils, à manipuler leur environnement. Puis, est venu le langage, faculté symbolique. Langage et technique se sont donc développés ensemble, même si à strictement parler, la technique est venue d’abord.

    Vous allez me dire que certains animaux utilisent des outils ; et que, dès lors, on ne voit pas en quoi la technique, le maniement d’outils, pourraient définir l’homme. Mais on répondra, avec D. Bourg, que la technique, dans le cas de l’homme, ne se borne pas à manier des outils, au gré des circonstances. Ainsi, un animal maniera effectivement des outils :

    Pour un usage alimentaire :

    • pour allonger la distance d’action du bras (exemple : avec un bâton)
    • à augmenter la puissance mécanique du geste (exemple : avec une masse)

    Pour un usage défensif ou offensif (utilisation de quelque chose ou même d’un partenaire comme bouclier par exemple)

    Mais l’animal ne fait qu’utiliser des choses existant déjà dans son environnement, pour ce moment précis, pour cette circonstance précise. Sitôt utilisé, l’"outil " est jeté. C’est-à-dire : chez les animaux, il n’y a pas de permanence des objets techniques. L’homme, lui, a su constituer un véritable environnement technique, constitué de véritables outils, en tant qu’ils s’inscrivent dans la durée ; de plus, il sait utiliser les outils à des fins autre qu’adaptatives (comme il sait aussi, contrairement à l’animal, utiliser les mots pour une fin autre que la communication : cf. cours langage). Les outils, la technique, participent bien du monde humain, en créant, justement, un monde proprement humain, différent du monde naturel.

    Conclusion B

    Sans la technique, nous serions sans doute restés indéfiniment dans le même état, et serions encore des animaux ! La technique peut donc être source de progrès, à la fois parce qu’elle humanise l’homme en l’arrachant à la nature, et en ce qu’elle permet de créer des nouvelles normes éthiques. Cf. les comités d’éthique, nécessités par les " progrès " des possibilités de la technique. Mais en ce dernier sens, bien sûr, il semble que ce soit à nous de rendre possible l’assimilation des innovations techniques à de véritables progrès.

    Conclusion II

    Nous venons de remettre en question la valeur morale de la distinction nature et technique. D’abord, nous avons vu que dire que la " nature c’est bien " est un énoncé contradictoire : on ne peut attribuer le terme " bien " à ce qui est naturel. Ensuite, nous avons vu que l’énoncé : " la technique c’est mal " est également dépourvu de fondement. La technique ne peut être " mauvaise " que si on en fait un mauvais usage : mais elle n’est pas en son fond, en son essence, mauvaise. Bien au contraire. Elle peut permettre à l’homme de progresser et de mieux connaître jusqu’où il peut aller (et a envie d’aller).

    III- Remise en question de la distinction nature et technique

    Notre distinction de valeur entre la nature et la technique n’est donc pas fondée. Et la seconde, celle qui se contente de croire à une distinction bien tranchée entre la nature et la technique, et en l’existence d’une pure nature, l’est-elle ?

    A- Existe-t-il du pur naturel et du pur artificiel ?

    Nous avons déjà, rappelons-le, rencontré des objets ou êtres qu’on hésite à classer dans le genre " nature " ou dans le genre " technique ". Cf. la pierre, et l’organisme génétiquement modifié. Face à eux, on hésite à affirmer, du moins avec assurance, que certaines choses doivent leur être à certaines sortes de causes dites " naturelles " et d’autres, à des causes dites " artificielles ", " techniques ". Notre distinction nature et technique est-elle bien fondée ? Tout n’est-il pas naturel ? Ou bien tout n’est-il pas, même, technique ? Tout n’est-il pas produit de la même façon ?

    1) pas de pur artificiel

    En fait, force est de constater qu’il est rare de rencontrer des objets qui soient purement artificiels, au sens où ils ne seraient que dus à l’homme. Ainsi, tout ce qui est fabriqué par l’homme est composé d’éléments naturels. Même les produits " chimiques " sont naturels. Et l’homme lui-même, rappelons-le, fait partie de la nature ! Pourquoi alors ce qu’il produit serait-il produit d’une façon " non naturelle ", ou différente de la manière dont la nature produit ses effets ?

    Bref : il semble que l’artificiel, ou le " pur " artificiel, ne soit qu’une chimère.

    2) pas de pur naturel

    Mais que se cache-t-il sous les produits que nous appelons naturels, ie, non transformés par la technique ? Y en a-t-il ?

    En fait, ce qui pour nous est naturel : la campagne, les produits du terroir, les produits bio, etc., ne sont pas naturels. Ils sont toujours modifiés par l’homme et ce qu’on leur prête de naturel n’est que l’idée que nous nous faisons du naturel. Ou bien, ce qui pour nous est naturel, ce n’est au bout du compte que l’habitude, qui est toujours comme une seconde nature…

    Voici quelques exemples.

    - la campagne : cf. ces mots de Dagognet : " le plus souvent (le) naturel est l’artificiel d’hier. Nous y sommes tellement accoutumés que nous le croyons " originaire " ou premier. La " campagne " le montre bien : les limites de la forêt, les bandes parallèles des champs cultivés, les divers chemins, il n’est rien qui n’expose la marque de l’homme ; de même, les végétaux n’ont-ils pas été sélectionnés, améliorés, croisés ? Le prétendument naturel est malingre, chétif, alors que le cultivé frappe par sa taille ou son exubérance. La nature est encore " notre création "

    - les produits du terroir : n’importe quelle ménagère n’accepterait aujourd’hui d’acheter du saumon non rose ; ça ne fait pas vrai, naturel ; et la pub vante d’ailleurs ce produit comme naturel ; or, la couleur qui pour nous fait " naturel " est en fait fabriquée par l’homme.

    - les produits bio : certes, ils sont cultivés sans pesticides et dépourvus de colorants synthétiques, mais ils sont modifiés quand même ! -Ceci, parce que la nature n’est pas immédiatement adaptée à nos besoins. Il faut toujours la travailler, la manipuler, pour en faire quelque chose. Les fruits, et n’importe quelle denrée, ne naissent pas tout faits ! –Du moins, pas les fruits que nous mangeons aujourd’hui. Les fruits poussaient tout seuls quand on ne connaissait pas encore l’agriculture et qu’on se contentait de cueillir et de pêcher. Mais depuis, il n’y a plus vraiment d’espèces sauvages, du moins plus beaucoup. Elles sont domestiquées et mises en culture.

    Ce que nous montrent tous ces exemples, c’est que l’idée de nature est en fait empruntée de culture. Elle est culturelle, et a d’ailleurs subi nombre de modifications au cours de l’histoire. Ce qui est naturel et ce qui ne l’est pas, ne cesse de changer.

    Ainsi, par exemple, les jardins à la française, avec tous leurs tracés géométriques, nous paraissent artificiels ; or, à l’époque où on a commencé à les " faire ", (Lenôtre), ils étaient le modèle même du naturel, car on pensait que la nature était ordonnée et régie par les mêmes lois mathématiques que celles qui gouvernent notre raison (= thèse rationaliste). Aujourd’hui, on pense plutôt que ces jardins sont le comble de l’artificiel, et que les jardins à l’anglaise sont naturels.

    Prenons encore notre réaction devant un paysage de montagne : notre émotion, notre admiration, notre sentiment d’appartenir à ce grand tout qu’est la nature, et de la " grandeur " de la nature, est tout culturel. " Le goût des paysages de montagnes n’est apparu en Europe qu’au 18è siècle, en rapport avec l’émergence du romantisme, alors que la plupart des gens croient aujourd’hui qu’apprécier la beauté des montagnes est un fait universel, inscrit dans la nature des choses comme dans celle de l’espèce humaine ". La montagne était, avant cela, " laide ".

    Il n’existe donc pas de naturel à l’état pur. La " nature " n’est pas la nature mais un arrangement et une projection humain(e)s.

    3) la nature n’existe pas

    Il faut bien, finalement, se rendre à l’évidence : ce que nous nommons " nature " n’existe pas. Rappelons-nous : nous avons vu, déjà, que la nature renvoie, à ce qu’il semble, à un domaine non seulement opposé à la technique, mais aussi, au hasard, à la matière. Si bien que finalement, parler de " nature ", c’est parler d’une sorte de principe mystérieux, qui animerait et créerait les êtres naturels. Or, nous avons déjà été tenté d’accuser cette conception d’anthropocentrisme. Prêter des fins, des intentions, à la nature, c’est lui prêter une âme. C’est en faire une personne. Et, finalement, c’est arriver à Dieu…

    Devant ce mode de pensée indigne de l’homme moderne, pourquoi ne pas dire que tout est matière, et qu’il n’y a pas de " nature " ? On peut nommer cette thèse : " philosophie artificialiste "(celle que C. Rosset, dans L’anti-nature, essaie de mettre en œuvre), car elle affirme que dans l’univers, tout se fait de la même manière : i.e., de façon technique –mais pas au sens où cela reviendrait à attribuer à la nature une intelligence, car on vient de s’y opposer.

    En quoi consiste en effet, précisément, l’artificialisme ?

    D’abord, il a deux prétentions majeures :

    1) délivrer l’artifice de sa signification essentiellement humaine (ie : selon laquelle il y aurait une manière de faire être des choses typiquement humaine, différente essentiellement de la manière de faire " naturelle "); cela revient à cesser de penser l’artifice sur fond de nature

    2) au bout du compte il s’agit de dédiaboliser la technique, bien sûr

    Son affirmation principale consiste donc à affirmer qu’il n’y a pas de différence entre le faire de l’homme et le faire de la " nature ". Ie : il n’y a même pas de faire naturel, il n’y a pas non plus de faire de l’homme ; mais tout faire est artificiel. Artificiel veut dire précisément : " qui produit ses effets sans l’aide d’une " nature ", sorte de force cachée derrière les apparences".

    Sont proches de l’artificialisme, toute conception mécaniste (Descartes) ou atomiste (Lucrèce) de l’univers. C’est bien toujours contre l’existence d’une nature qu’elles se dressent.

    Prenons l’exemple du mécanisme de Descartes :

    Descartes, Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403

    Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits.

    Dans ce texte, Descartes se demande ce qui distingue les êtres naturels des machines, ou êtres artificiels. Réponse : seulement leur origine (= leur créateur) : les machines sont faites par l’homme, pas les êtres naturels. Mais du point de vue de l’essence, et du fonctionnement, êtres naturels et êtres artificiels ne se distinguent pas, ils obéissent aux mêmes lois. Il s’agit donc d’un même genre d’être. Ils se distinguent génétiquement, mais pas essentiellement.

    Il faut noter que le but de Descartes est bien de se débarrasser de la nature en son sens mystérieux, ie, entendue comme quelque chose qui se cacherait sous la matière en mouvement. En effet, l’assimilation se fait d’abord des êtres naturels vers les êtres artificiels puis alors seulement des êtres artificiels vers les êtres naturels. Autrement dit, après avoir dit que la nature fonctionne et est constituée comme une machine, est donc une machine, et rien d’autre (ie pour Descartes, un amas de matière en mouvement), il peut alors dire que, à son tour, la machine est naturelle, elle fait partie de la nature. Conséquence : expliquer la nature est aussi simple que d’expliquer une machine. Plus de mystères, plus de forces mystérieuses. N’est-ce pas le présupposé de la biologie moderne ?

    Conclusion A

    Bref : pas de sens à distinguer le naturel de l’artificiel ! Les objets artificiels sont naturels, et (je dirais même : " parce que ") les objets naturels sont artificiels. L’idée de nature n’aurait donc finalement aucun sens, puisque rien de tel n’existe.

    B- La nature comme insatisfaction devant la modernité

    En fait, si, l’idée de nature a un sens : ce n’est justement qu’une idée, qui a beaucoup à nous apprendre sur l’homme lui-même qui se forge cette idée. En effet, cette idée, présente dans la plupart des grandes phases de l’histoire de l’homme, renvoie à un état d’insatisfaction devant nos conditions de vie, devant la civilisation en général. Elle exprime alors un désir proprement humain : celui d’un état meilleur que l’état présent. Cette insatisfaction et ce désir se retrouvent ainsi, de façon caractéristique, dans tous les temps de crise traversés par l’humanité : tout va mal dans le monde, " la société est pourrie ", l’homme pollue, etc. Où se tourner pour trouver le bonheur ? Vers un état originel, pur, qui sera nommé " nature " ; c’est un état non encore dégradé par l’homme.

    La distinction du naturel et de l’artificiel masque donc toujours une critique de la modernité. Nous allons pour le montrer analyser deux exemples de l’utilisation de la nature en ce sens  : il s’agit du mythe du bon sauvage, et de l’écologie.

    1) le mythe du bon sauvage

    On retrouve donc cette utilisation de l’idée de nature dans le mythe du bon sauvage. Exemples bien connus de ce bon sauvage : Robinson Crusoe, mais aussi, Tarzan. Le (bon) sauvage est à la fois meilleur et plus heureux que l’homme civilisé. A quoi doit-il cet état de supériorité ? A ce qu’il vit selon la nature.

    Vivre selon la nature, c’est vivre dans un état ... qui, comme par hasard, est dépourvu des conditions qui caractérisent notre état présent, ou état social : il ignore la propriété privée, il suppose l’égalité des conditions, etc. On voit donc bien quelle est la fonction de ce " mythe " : il a une fonction de jugement : il sert à dénoncer la civilisation, et plus particulièrement les institutions politiques, économiques, religieuses.

    L’homme, originellement, était proche de la nature (= homme naturel), et il était heureux, il vivait dans un état paradisiaque. Aujourd’hui, l’homme civilisé, dénaturé, est malheureux, et même, dépravé…

    C’est donc contre la modernité que l’on recourt à cette idée d’état de nature. Elle n’est bien sûr qu’une fiction, qu’une expérience de pensée, qui nous permet de prendre du recul par rapport à ce que nous sommes, à nous extraire de notre société et de la société pour penser les conditions qui nous rendraient heureux.

    NB : on trouve ce même mythe et ce même emploi du naturel dans le western.

    En effet, l’Ouest originaire, qui est souvent le thème majeur des westerns, correspond bien au paradis, à une origine bonne ou en tout cas innocente. Découverte de l’Ouest = découverte du paradis originel.

    Et il est bien dénonciation de la civilisation (de l’Amérique présente) car on y voit que,

    à peine découvert, il a été détruit, par la faute de l’homme (cf. Indiens, alcoolisme, etc.). En privilégiant le progrès technique, et économique, en détruisant les Indigènes, les hommes blancs ont détruit tout espoir d’un monde meilleur, alors que la découverte de l’Ouest est au départ perçu comme un milieu où pouvaient s’épanouir les qualités d’un homme meilleur…

    Ainsi, certains westerns vont privilégier le paradis originaire. Ce sont les premiers westerns mais également ceux des années 70, alors que fleurissaient mouvements hippies et écologiques. Ces westerns relatent l’installation des trappeurs dans l’Ouest dépeint comme une nature pure et innocente, et donc, les premiers contacts entre l’homme blanc et les Indiens. C’est le monde d’avant les massacres, quand la nature était encore intacte. Alors, les Indiens sont dépeints comme un peuple noble, vivant en harmonie avec la nature, heureux et innocents. Il s’agit de dénoncer la civilisation américaine, qui a massacré ce peuple de " bons sauvages ", et qui a donc rompu toute attache avec la nature, qui s’est donc dès l’origine empêchée de trouver jamais le bonheur. Il s’agit aussi d’une critique de la société en elle-même. Exemples récents : A. Penn, Little Big Man ; M. Cimino, La porte du paradis ; K. Costner, Danse avec les loups (récit d’un militaire nordiste qui se rend chez les Indiens Sioux pour s’éloigner de la guerre civile, une vraie boucherie. Propice à dépeindre un contraste entre les Indiens et les Blancs, au détriment des seconds, bien sûr. On a bien ici un regard nostalgique sur un monde irrémédiablement perdu, représenté au moment où il est menacé).

    Mais attention : cet état de nature n’est pas censé avoir existé : il n’est pas réel. Ainsi, pour reprendre notre exemple des westerns, il faut remarquer qu’ils ne montrent pas ce qui s’est vraiment passé dans l’Ouest américain. C’est un ailleurs situé hors du temps. Mais il est généralement cru, car il incarne un désir d’ailleurs. Plus précisément, l’état de nature est une idée, et une idée vague car ce qu’elle désigne, c’est seulement quelque chose d’absent de ce qui est actuellement.

    Cf. Rousseau, bien connu pour recourir à l’état de nature et pour avoir loué cet état au détriment de l’artifice, et, justement, pour exprimer son dégoût de l’artifice et de la civilisation en général :

    Rousseau, Préface du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes 

    (…) ce n'est pas une légère entreprise que de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. "

    On voit ici que l’état de nature n’est pas censé exister, et ce n’est pas cela qui importe. Qu’il ait existé, ou qu’il n’ait jamais existé, ou même qu’il n’existe jamais, peu importe, ce n’est pas ça qui est en jeu. Car l’état de nature est une fiction, une simple expérience de pensée –une hypothèse de travail. On imagine un état de nature, un état sans société, sans culture. Et il nous sert précisément à juger de notre état présent. C’est donc un critère de jugement, une idée normative. Pas un fait réel. Le présupposé de Rousseau, c’est que l’homme s’est dégradé au cours de l’histoire. En recourant à l’hypothèse normative de l’état de nature, qui est celle d’une origine bonne de l’homme, il s’agit d’en comprendre les raisons. Mais c’est bien présupposer que cet état dépravé de l’homme n’aurait pas dû être : comment alors a-t-il bien pu arriver ? –C’est en se fondant sur cette distinction que Rousseau critiquera la distinction être/ apparaître : l’homme naturel est authentique, innocent, " vrai ", il devient, dans l’état social, mensonger, inauthentique, il n’est plus " lui-même "…

    Nous sommes donc ici en présence d’un nouveau sens du terme de nature, et par là-même, du terme d’artifice :

    (16) naturel : état antérieur, heureux, innocent, de l’humanité 

    (17) artificiel : dénaturation de l’homme ; état social, malheureux et moralement condamnable

    2) l’écologie

    Si on réfléchit sur les présupposés du mouvement écologique, on peut montrer qu’il repose sur les mêmes postulats que ceux que nous avons mis à nu dans le " mythe du bon sauvage ", et de l’état de nature. Il s’agit bien d’une nostalgie pour un passé qui est censé avoir été et qui n’est plus, et d’une critique de la modernité en général, de l’artifice en particulier.

    Lisons ce texte de Luc Ferry, et analysons avec lui les présupposés centraux de tout mouvement écologique.

    Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Le Livre de Poche, p. 23

    (…) en des temps où les repères éthiques sont plus que jamais flottants et indéterminés, elle laisse poindre la promesse inespérée d’un enracinement enfin objectif et certain d’un nouvel idéal moral : la pureté retrouve ses droits, mais ces derniers ne sont plus fondés sur une croyance religieuse ou " idéologique ". Ils se veulent et bien " prouvés ", " démontrés "par les données les plus incontestables d’une science nouvelle, l’écologie, qui pour être globale, comme l’était la philosophie, n’en est pas moins aussi indubitable que les sciences positives sur lesquelles elle s’appuie en permanence. Si les services de santé ont démontré que fumer provoquait des maladies graves, si les laboratoires ont cerné l’effet désastreux des aérosols, si les constructeurs automobiles eux-mêmes doivent bien reconnaître un lien entre la pollution des gaz d’échappement et la déforestation, n’est-il pas insensé, voire immoral, de poursuivre avec insouciance dans la voie de la déprédation ? Et n’est-ce pas le monde moderne tout entier, avec son anthropocentrisme arrogant dans l’industrie comme dans la culture (…) qu’il convient d’incriminer ?

    Commentaire rapide du texte : le mouvement écologique, comme on le voit dans ce texte, prétend donc en revenir à un monde ordonné et harmonieux, sensé et finalisé (idée de nature comme cosmos), qui peut servir de norme morale en ces temps de crise (morale). Mais de façon plus objective que les philosophies du temps passé : elle s’appuie en effet sur des données scientifiques, et sur une science dont elle emprunte d’ailleurs le nom, l’écologie. Sous-entendu de Ferry : ce n’est pas si différent des cosmologies de l’Antiquité

    On retrouve donc bien dans le mouvement écologique, tout ce qui participe de l’illusion naturaliste (faire chercher les élèves) :

    • croit en l’ordre cosmique, en un univers sensé, qu’il n’appelle pas cosmos, mais " biosphère " ou " écosystème "
    • critique de l’artifice, de la technique, et du monde moderne en général (désigné tantôt comme consumériste, capitaliste, technicien, scientiste, occidental tout court)
    • nature comme pure et originaire, comme innocente et bonne
    • donc : l’écologie exprime la nostalgie devant un paradis perdu comme réponse à la crise moderne

    Mais qu’est-ce que le mouvement écologique ? Il n’y en a pas qu’un mais plusieurs ; il faut donc en faire l’inventaire, afin de ne pas se tromper d’adversaire. L. Ferry en relève trois :

    1. Courant humaniste français : à travers la nature, c’est encore et toujours l’homme qu’il s’agit de protéger : l’environnement n’est pas doté d’une valeur intrinsèque. D’ailleurs, l’idée même d’environnement suppose que la nature n’est que ce qui entoure l’homme, situé au centre (nature = moyen pour l’homme). Si on " défend " la nature, c’est parce que sa destruction met l’homme en danger. On s’intéresse donc à la nature de manière indirecte. Elle n’a pas de valeur absolue.
    2. Courant utilitariste anglo-saxon : inclut les animaux dans la sphère des préoccupations morales (car les animaux sont des êtres qui souffrent)
    3. Courant anti-humaniste allemand et américain (Cf. Greenpeace) : la nature comme telle, y compris, donc, sous ses formes végétale et minérale, est un être porteur de droits. Il ne s’agit plus de défendre la nature pour protéger l’homme de lui-même : il s’agit plutôt de défendre la nature contre les hommes. L’écosystème a une valeur supérieure à l’homme, espèce nuisible. Cette forme d’écologie est donc une remise en cause de l’humanisme.

    Cf. B. Devall : " l’écologie profonde, à la différence de l’environnementalisme de type réformiste, n’est pas seulement un mouvement social pragmatique, orienté vers le court terme, avec pour but de stopper l’énergie nucléaire ou de purifier les cours d’eau. Son objectif premier est de remettre en question les modèles de pensée conventionnels dans l’Occident moderne et d’y proposer une alternative ".

    Pour ce mouvement, il s’agit donc de renverser les valeurs occidentales, de les abandonner, si l’on veut " sauver la planète " ; pourquoi ? Parce que les valeurs fondatrices de l’Occident sont destructrices. Ces valeurs consistent, d’une façon générale, à affirmer que : l’homme est la valeur suprême ; que la nature est son moyen, et qu’il peut en faire tout ce qu’il veut, puisqu’elle n’a aucune valeur ; la science, technique appliquée, a comme seul but de nous donner les moyens de dominer la nature ; l’homme occidental a pour seule fin la production, et la consommation. L’homme occidental considère la nature comme un stock d’objets dont il peut faire ce qu’il veut. Nous sommes donc une " civilisation conquérante, dont la seule référence est l’homme et dont toute l’action tend à une maîtrise de totale de la terre " (A. Waechter). Cf. aussi Greenpeace (Chroniques, avril 1979) : " Les systèmes de valeurs humanistes doivent être remplacés par des valeurs suprahumanistes qui placent toute vie végétale et animale dans la sphère de prise en considération légale et morale. Et à la longue, que cela plaise ou non à tel ou tel, il faudra bien recourir le cas échéant à la force pour lutter contre ceux qui continuent à détériorer l’environnement ".

    Ceci permet de comprendre pourquoi 1) et 3) s’opposent. Pour 3), l’environnementalisme ne peut qu’échouer, car 1) il ne voit pas que le système actuel ne peut être réformé, s’il n’est pas détruit à sa base même ; 2) il continue, au fond, à adhérer aux valeurs fondatrices de l’Occident, qui sont le véritable responsable de ce qui est dénoncé… Sources de ce mouvement : valeurs de l’Orient (cf. bouddhisme zen) ; modes de vie traditionnels des Indiens d’Amérique ; car on recherche des modes de vie alternatifs, et surtout, des modes de vie dans lesquels l’homme vit en harmonie avec la nature.

    En plus d’être un mode de pensée foncièrement anti-humaniste, l’écologie profonde est encore un mode de pensée anthropomorphiste, qui n’est pas conscient, semble-t-il, de ses postulats.

    Cf. idée d’attribuer un droit et une valeur intrinsèque aux êtres naturels, que l’on entende par là les animaux ou les minéraux.

    Face à une telle entreprise, on se demandera si l’on peut intenter directement un procès à un animal qui vous a mordu ou à une troupe d’insectes ayant dévasté un champ. L’animal ou l’insecte a-t-il agi délibérément, dans l’intention de nuire ?

    De même, on se demandera si l’animal, l’insecte, ou le cours d’eau, peuvent porter plainte contre celui qui l’a pollué, etc. Lui a-t-on " fait du mal " ? Si la question se pose pour l’animal, elle semble plus absurde dans le cas du cours d’eau. Est-il un être porteur de droits et qui a des intérêts ? Pour l’écologie profonde, oui ; pour l’écologie environnementaliste, qui considère la nature comme un environnement, comme ce qui, donc, entoure l’homme qui est au centre et vaut mieux que ce qui l’entoure, non : si procès il y a pour pollution et autre dommage, il faudra que l’on puisse repérer des dommages causés à un tiers : ie, à l’homme ; et que l’on puisse trouver un coupable (cf. l’affaire de la marée noire du 12 décembre 1999, et ci-dessus, critique de la valeur morale de la nature).

    C’est bien entendu cette troisième forme d’écologie qui est visée dans le texte que nous avons lu ci-dessus. La première forme est fondée, et on aurait tort de la critiquer. Nulle nostalgie, nul recours à la nature comme norme suprême ; nul danger, donc, car ne fait pas de l’idée de nature un usage idéologique, plus précisément, un usage anti-humaniste (puisque l’idéologie qui se cache souvent derrière la nature érigée en modèle, est la plupart du temps anti-humaniste ; et raciste).

    Vous allez me dire que la forme extrême est extrême, justement, donc rare. Mais ne nous y trompons pas : on se dirige de plus en plus vers une telle forme de pensée, pour deux raisons :

    - aujourd’hui, on réclame de plus en plus des droits pour les animaux, première étape vers le passage à 3) – car que rencontre-t-on sur le chemin qui va de l’homme aux pierres et aux montagnes ? Les animaux, bien sûr.

    - et nous sommes en période de crise, répétons-le ; or, toute période de crise fait renaître en nous la nostalgie d’un avant meilleur qu’aujourd’hui, ce qui nous prépare donc à accueillir toute idéologie naturaliste.

    Conclusion III

    L’idée de nature, donc, est une idée idéologique et dangereuse, quand on l’érige en norme : c’est bien ce que nous avons déjà constaté plus haut dans le cours. Mais, hélas, c’est aussi une idée résurgente et présente semble-t-il en chacun de nous, au plus profond de nous-mêmes. Méfions-nous donc de cette tentation, de ce mirage, qui risque d’être de plus en plus présent dans notre ère !

    Il est donc utile de se demander, devant n’importe quelle critique de la culture, de la modernité, ce qui se cache derrière. Soyons vigilants devant cette forme d’anti-humanisme qui n’est autre qu’idéologique car elle recourt à une idée vague, celle de nature. Or, répondons-leur que cette nature n’existe pas, qu’elle n’exprime qu’un sentiment de révolte de l’homme devant l’intolérable. Et que, finalement, elle n’est autre que la résurgence du sentiment religieux sous une nouvelle forme et sous un vêtement rationaliste, comme l’a bien vu Comte dans son Discours sur l’esprit positif. En effet, elle participe de ce désir de vouloir trouver une raison à toute chose. Or, comme l’avait bien vu Lucrèce, la meilleure manière de lutter contre toute forme de superstition et donc contre tout avilissement de l’homme, c’est bien de ne pas croire que toute existence a sa raison, mais que tout est dû au hasard. Ie : il faut se débarrasser de l’idée qu’il existe quelque chose comme une " nature ". A l’appui de Lucrèce, je tiens à faire remarquer que nombre de sectes se servent, en ces temps, avouons-le, de crise, du désir grandissant du " retour à la nature ", pour attirer les foules … Soyons donc vigilants !

    Conclusion générale

    Mais disons rapidement que l’on ne peut se débarrasser de l’idée de nature, à la fois parce qu’elle est une sorte de fantasme constitutif de l’homme en société (naturalisme, ici = ensemble de vues fantasmatiques tendant à récuser le caractère artificiel de l’existence en général), et en ce que la distinction technique et nature est bien commode dans la vie courante (naturalisme, ici = recherche d’un ordre transcendant le hasard). Mais ce dont on peut et ce dont il faut se débarrasser, c’est de toutes les arrière-pensées, de tous les présupposés sous-jacents, ie, de tout ce qu’il y a d’ininterrogé dans notre idée de nature.

    Annexe : le cosmos antique et le mot d’ordre " vivre en conformité avec la nature "

    La nature, dans l’Antiquité, a pour nom " cosmos ". Idée que la nature est un bel ordre, une harmonie, qu’elle a une finalité et un sens. Parler de la nature comme d’un cosmos, c’est penser que tout ce qui existe dans la nature " obéit " à un certain ordre, et a, donc, un sens, une place propre.

    D’où le mot d’ordre que l’on retrouve dans nombre de philosophies de l’Antiquité : il faut " vivre selon la nature " ; il faut " suivre la nature ". La nature était pour ceux qui s’interrogeaient sur la manière de vivre heureux, sur la manière de conduire leur vie, le seul modèle valable. Si on prend l’homme pour modèle, alors, on ne pourra qu’être malheureux : cf. à l’époque la crise en politique mais aussi dans toute la société. L’homme semble alors être la cause de tous les maux : guerres, trahisons, etc. Certes, on s’éloigne ici, me direz-vous, de la technique à proprement parler. Mais parler de technique, c’est toujours parler de l’homme par opposition à la nature. Et, nous venons de le dire, ériger la nature en modèle, c’est se détourner de l’homme, c’est ne plus croire en l’homme.

    Exemple  : le cosmos aristotélicien

    1) le cosmos

    Pour Aristote, l’univers naturel est un cosmos, un bel ordre, où tous les éléments se tiennent, et ont un rôle et une place prédéterminés dans ce tout. Il y aura même des parties de l’univers, donc, certains êtres, qui auront une valeur supérieure à d’autres. Décrivons donc ce cosmos.

    Ce qui est d’abord marquant dans cette représentation du monde, c’est la distinction nette entre deux mondes : celui de la Terre, et celui du Ciel. Cette conception est intuitive, i.e., elle résulte de ce que l’on a coutume d’observer autour de nous. C’est aussi une résurgence de la croyance ancienne selon laquelle le ciel est le domaine des dieux … mais cette croyance elle-même repose sur l’observation quotidienne…

    Ce qui les distingue, c’est leur degré de perfection : en effet, dans le monde terrestre, on constate que tout est soumis à un perpétuel changement : naissance, mort, altération ("corruption "), évolution, etc. Au contraire, dans le monde céleste, il n’y a pas de changements. Les corps célestes se meuvent toujours de la même manière, ils ne naissent ni ne meurent. Le monde terrestre est donc imparfait et le monde céleste est parfait. On nomme le premier monde, le monde "sublunaire ", ce qui signifie "situé sous la Lune " ; si la Lune est une frontière entre les deux mondes, c'est parce que, contrairement aux autres corps célestes, elle change de forme constamment. Le monde céleste se nomme le monde "supralunaire", ce qui signifie qu’il se trouve "au-dessus de la lune ". Ces deux mondes sont donc soumis à des lois totalement différentes.

    On observe ainsi que les différents corps obéissent à un mouvement différent : les corps "lourds " (une pierre) tombent, les corps "légers" montent (la fumée, la vapeur). Ils obéissent à un mouvement qui s’effectue en ligne droite. Les corps célestes se meuvent quant à eux de façon circulaire, et de manière uniforme (toujours la même).

    Le monde sublunaire (ou terrestre) est composé de quatre éléments originaux dont tous les corps sont une combinaison des quatre : la Terre, l'Eau, l'Air, le Feu. La Terre au centre, puis l'Eau, l'Air, et enfin le Feu le plus à l'extérieur. Ces quatre éléments déterminent la manière dont les corps terrestres vont se mouvoir. En effet, à chaque sorte de corps, classés en lourds et en légers, correspond un élément naturel, qui est encore appelé un lieu naturel L’élément/ lieu naturel des corps lourds est soit la terre soit l’eau ; l’élément/ lieu naturel des corps légers est soit le feu, soit l’air. Les corps ne sont à l’aise que dans ce lieu/ élément, et c’est pour cela qu’il est qualifié de " naturel ". Leur imposer un autre lieu, c’est leur faire violence, car c’est les expédier en un lieu qui n’est pas le leur, qui ne leur est pas propre/ naturel. Aristote dit qu’on les prive de leur lieu naturel. Les corps déplacés de leur lieu naturel combleront donc cette privation en faisant tout pour retourner dans leur lieu d’origine. Aristote dit que le mouvement par lequel les corps sont déplacés de leur lieu d’origine est un mouvement " violent ", et que le mouvement par lequel le corps rejoint son lieu d’origine est " naturel ". Le mouvement n’est donc pas une réalité positive : il n’a de sens que par le repos qu’il promet (l’idéal étant en effet de rester éternellement en son lieu propre). Plus précisément, il sert à remettre les choses en ordre : on voit bien qu’il n’y aurait pas de mouvement, si on ne dérangeait pas l’ordre.

    Voici donc quels sont les mouvements naturels : aux lourds, la terre et l’eau, revient le mouvement rectiligne vers le bas. Aux légers, l’air et le feu, revient le mouvement rectiligne vers le haut. Il faut noter que ces directions, ces lieux, sont pour Aristote absolus. Il y a un haut et un bas prédéterminés dans l’univers !

    Voici donc comment on expliquait la chute des corps chez Aristote  : quand vous lancez une pierre, vous l’envoyez dans un lieu qui ne lui est pas naturel (l’air, le haut) ; vous lui infligez donc un mouvement violent, duquel s’ensuivra nécessairement un mouvement naturel rectiligne vers le centre de la Terre ; la pierre tombe, parce qu’elle veut rejoindre son lieu naturel, comme l’amant désire rejoindre l’aimé.

    S'opposant à ce monde complexe et perturbé, mais totalement déconnecté de notre expérience, existe le monde Céleste. C'est un monde parfait et immuable, dont les constituants (Lune, Soleil, planètes, Etoiles) sont chacun sur des sphères concentriques, au nombre de 8, et qui tournent autour de celle-ci d’un mouvement circulaire uniforme.

    2) cosmos et ordre social

    Cette représentation du monde naturel comme " ordonné ", où tout se tient, a inspiré la morale antique. Il faut retranscrire dans sa vie le même équilibre, la même harmonie. C’est comme si la nature avait tout prévu pour nous indiquer quelles doivent être nos valeurs morales, quels doivent être les principes directeurs de notre vie. Le cosmos étant hiérarchisé, il doit y avoir cette même hiérarchie à l’intérieur de la société, puisque la nature est supérieure à l’homme, et nous montre ce qu’il faut faire.

    Aristote va ainsi fonder sur cette représentation de la nature sa justification de l’esclavage (in Politiques, livre I) : il existe des esclaves par nature. Plus précisément, il existe des êtres inférieurs par nature et des êtres supérieurs par nature. Les premiers sont ceux qui sont forts physiquement, mais pas très intelligents ; les seconds ont une intelligence supérieure. Conséquence : les premiers sont destinés à servir les seconds : ils travailleront à assumer leurs besoins, tandis que le maître est destiné à commander la maisonnée, et à penser. Nulle idée, chez Aristote, de lutter contre le naturel : la nature est une valeur, elle nous montre la place destinée à chacun. Il ne faut surtout pas bouleverser cet ordre. Mais nous répondrons, bien sûr, que ce qu’il loue comme naturel, n’est que l’ordre qu’il trouve établi dans sa société, et donc, ce n’est qu’un ordre institué…

    On retrouve la même " méthode " dans la République de Platon ; ainsi que chez les stoïciens, les cyniques, les épicuriens.

    Bibliographie

    Aristote, Physique II, 1 (distinction nature et artifice)

    D. Bourg, Sciences et Vie, hors série n° 200, septembre 1997, pp. 134-142, " En quoi nos outils sont-ils uniques ? " (technique et humanisation de l’homme) ; Technique et progrès, Hatier, Optiques

    Les Cyniques Grecs, Livre de Poche (la nature comme modèle)

    Descartes, Principes de la philosophie ; Discours de la méthode (pas de distinction nature/ artifice)

    Encyclopédie Universelle, Article " Nature et culture"

    L. Ferry, Le nouvel ordre écologique, Le Livre de Poche

    Goethe, Faust (le technicien comme apprenti sorcier)

    H. Jonas, Le principe responsabilité, Champs Flammarion (pour la forme extrême de l’écologie)

    Platon, Protagoras (le mythe de Prométhée)

    C. Rosset, L’anti-nature, Puf Quadrige (tout est artifice)

    Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (état de nature versus état de société) ; Discours sur les sciences et les arts (technique immorale et anti-progrès), Garnier Flammarion


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