La Liberté Puis-je etre libre malgré le déterminisme ?

Plan

INTRODUCTION

I- LE DÉTERMINISME CONTRE LA LIBERTÉ

A- Le déterminisme naturel/ universel
B- Que la liberté n’est pas compatible avec le déterminisme naturel : le libre-arbitre

II- CRITIQUE DU LIBRE-ARBITRE

III- LE LIBRE-ARBITRE N’EST PAS UNE VÉRITABLE LIBERTÉ - DESCARTES, LETTRE À MESLAND

IV- LE DÉTERMINISME GOUVERNE-T-IL LE MONDE ?

A- Les conditions onto/cosmologiques de la liberté -Aristote
B- La confusion fatalisme et déterminisme : la nécessité exlcut-elle tout déterminisme?
C- Penser le déterminisme, non en termes de nécessité stricte mais en termes d’influence

BIBLIOGRAPHIE


Cours

INTRODUCTION

Nous avons vu à travers la théorie de l’inconscient que tout ce que nous faisons, disons, et même, sommes, est profondément lié à ce que nous avons fait, subi, etc., dans notre enfance. Par conséquent, mon passé est déterminant : il est la cause de nos actes ou de nos dires. Nous ne sommes donc pas libres, i.e., pas les maîtres absolus de nos actes, de nous-mêmes. Il semble que le déterminisme ici à l’œuvre soit un obstacle à la liberté, et fasse de celle-ci une véritable illusion.

Problème : si c’est vrai, alors, nous ne sommes pas responsables de nos actes. Je n’ai pas moi-même, en mon âme et conscience, voulu faire cela, j’y ai été poussé par une force obscure, celle de mon inconscient.

Il semble donc important d’essayer d’accorder les termes, apparemment contradictoires, de « liberté » et de « déterminisme ». Sinon, plus personne n’est responsable de rien. D’autant plus que le déterminisme à l’œuvre dans l’inconscient, n’est pas le seul : n’y a-t-il pas un déterminisme non culturel ou historique, mais naturel ? Cf. l’expression de déterminisme naturel, qui sera à étudier en détail, surtout dans ses rapports avec la notion de liberté.

Ce que nous serons amenés à remettre en question, c’est soit :

- la notion que nous avons de la liberté : nous voulons en effet qu’elle soit absolue ; c’est la validité d’une telle position que nous allons interroger

- la notion elle-même de déterminisme : est-il, lui aussi, absolu, i.e., rigide ? N’y a-t-il pas un déterminisme que l’on pourrait penser en termes plus souples, par exemple, comme une influence ?


I- LE DETERMINISME CONTRE LA LIBERTE

A- LE DETERMINISME NATUREL/ UNIVERSEL

1) Définitions et synonymes

C’est une thèse qui stipule qu’il n’y a pas d’événement sans cause, et que, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets ; synonyme : principe de causalité

Par suite, tout ce qui arrive n’aurait pu être autre qu’il n’est ; synonyme, ici, de nécessité. Mais c’est la conséquence concernant la nature du monde qu’ont tiré les philosophes du déterminisme scientifique.

Opposés : le hasard – les causes finales

Ce principe du « déterminisme universel » est à la base de la science physique. En effet, il permet de prédire ce qui va arriver.

2) Le déterminisme  de Laplace

D’où la forme philosophique de ce principe, énoncée pour la première fois chez Laplace (1749-1827) dans l’Essai philosophique sur les probabilités (1776). La connaissance du présent conduit à celle du passé, comme de l’avenir.

Tous les événements sont une suite des lois de la nature. Même ceux qui ne le paraissent pas. Exemple : que la pluie tombe ; que la mouche batte des ailes ; que Hitler ait fait tuer les Juifs ; et que j’aime Félicia : tous ces événements sont des suites des lois de la nature. Nous les faisons dépendre (surtout les deux derniers) de causes « finales » (intention, désir, etc.) ou du hasard, car ils arrivaient sans ordre apparent. Mais ce sont des causes imaginaires, qui ne sont que l’expression de l’ignorance où nous sommes des véritables causes. Les événements actuels ont avec les précédents une liaison fondée sur le principe évident, qu’une chose ne peut commencer d’être sans une cause qui la produise.

Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Œuvres, Gauthier, Villars, vol. II, 1, pp. 6-7 (1886).

« Nous devons envisager l’état présent de l’Univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’Univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, seraient présents à ses yeux. »


3) N.B. on peut se demander pourquoi nous parlons  de déterminisme « naturel »

Ne présupposons-nous pas, avec ce qualificatif, que seule la nature peut obéir au déterminisme ? Que le principe de causalité, la nécessité, etc., tout cela ne vaut que des choses et des êtres naturels ? Et qu’il y a des êtres, bien entendu, qui ne sont pas naturels, ou en tout cas, puisqu’il semble qu’on ne puisse dire cela que de Dieu ou des anges, qui ne sont pas seulement naturels ?

Pourtant, l’expression de déterminisme « universel » implique, quant à elle, que le déterminisme s’applique à tout. I.e. aux pierres, aux bêtes, aux hommes également.  Et c’est ça qui va nous gêner pour affirmer la liberté de l’homme.


B- QUE LA LIBERTE N’EST PAS COMPATIBLE AVEC LE DETERMINISME NATUREL : LE LIBRE-ARBITRE

1) Définition de la liberté comme libre-arbitre

En effet, qu’est-ce que la liberté ?

Nous pensons tous qu’être libre, c’est avoir le choix entre plusieurs contraires ou possibilités, et que ce que j’ai fait ou fais maintenant, en vertu de ce (libre) choix, aurait pu être différent.

On a donc plusieurs idées :

-Je n’ai pas été contraint, poussé, déterminé, causé, etc. à faire ce que j’ai fait (2) .

- Rien ne me détermine à choisir un parti plutôt qu’un autre (que le parti contraire).

- Faculté pour l’individu de se faire tout entier lui-même

C’est ce qu’on appelle le « libre-arbitre ». Faculté de se déterminer soi-même à agir, et de choisir entre des contraires sans que rien ne m’y contraigne. Pouvoir de décision absolu en moi, de décider à partir de rien, sans motif contraignant ; capacité de commencement pur.

L’exemple-type du libre-arbitre c’est l’acte gratuit, l’acte qui serait motivé par rien et nécessité par rien. Cf. Gide, Les caves du Vatican, le personnage de Lafcadio ; K. Lewin, Crime ; Dieu et la création ex nihilo.

Exemple : Gide, Les caves du Vatican :

Gide, dans Prométhée mal enchaîné, dit que « c’est là ce qui distingue l’homme des autres animaux : une action gratuite, un acte qui n’est motivé par rien, intérêts, passions, rien, l’acte désintéressé né de soi, l’acte aussi sans but donc sans maître, l’acte libre ». Est libre celui qui agit sans raison. L’homme aurait le pouvoir d’accomplir n’importe quelle action, même un acte tout à fait absurde.

Dans Les caves du Vatican, il fait accomplir à l’un de ses personnages un acte gratuit. Le jeune Lafcadio se rend à Rome et voyage dans le même compartiment qu’un vieillard inconnu de lui , nommé « Fleurissoire ». Tout à coup, le vieillard étant debout devant la portière, l’idée surgit dans l’esprit de Lafcadio de pousser son compagnon de voyage. Il décide que s’il peut compter jusqu’à 12 avant de rencontrer un feu, Fleurissoire est sauvé. A 10, il perçoit un feu et accomplit son forfait.  

C’est donc un acte accompli sans fondement par suite d’une décision arbitraire, issue du hasard ou d’un pur caprice.

2) Confrontation au déterminisme

Pourtant, si vraiment le monde dans sa totalité obéit au principe du déterminisme universel, on ne voit pas comment cela pourrait être vrai. Il y aura toujours une cause de ce que je fais, cette cause elle-même aura une cause, qui elle aussi aura une cause, etc. En affirmant que mon acte est libre, je ne fais rien d’autre que commettre une faute de logique, puisque j’affirme l’existence d’un acte, d’un événement,  sans cause.

Bref, même si je ne me rends pas compte, je suis déterminé à agir comme je le fais, je ne suis pas libre.

Si donc on croit au déterminisme, alors, on doit dire qu’il est exclu que l’on puisse faire autre chose que ce que l’on fait.

Les circonstances préexistantes à l’acte déterminent nos actions et les rendent inévitables. La somme totale de toutes les expériences, désirs, savoirs, d’une personne, la constitution qu’il a héritée (par ses gènes, mais aussi par son éducation), les circonstances sociales et la nature du choix auquel elle est confrontée, ajoutés à d’autres facteurs que nous ne connaissons peut-être pas, se conjuguent pour rendre inévitable, dans ces circonstances, une action particulière.3

On ne voit guère alors comment échapper aux diverses sortes de nécessitarisme (définition : toutes les choses sont insérées dans un réseau de causes, et il y a nécessité de ce système de causalité4 ) ; il semble bien que, logiquement, ils soient irréfutables, même si intuitivement ils nous révoltent et semblent faux.

a) la sociologie (le déterminisme social)

b) le fatalisme

- le fatalisme : de « fatum », destin ; « fari », dire. Le destin, c’est ce qui a  été dit par l’oracle et arrivera inévitablement, puisque ça a été dit et écrit. Se fonde sur le thème nécessitariste de la connexion de toutes les causes dans une réalité unique

Exemples :

- Sophocle, Œdipe-Roi : malgré lui, quoiqu’il fasse, Œdipe tuera son père et épousera sa mère

        - le Coran : c’est Allah qui vous a créés, vous et vos actes
3) Les différentes solutions possibles : comment rendre compatibles liberté et déterminisme ?
 
On pourrait envisager la compatibilité du déterminisme et de la liberté, en soutenant une de ces thèses :

le monde n’obéit pas au déterminisme (il y a réellement du hasard, de la contingence, dans la nature, etc.) –cf. Aristote; Leibniz C’est la seule solution car si on s’interroge sur ce que doit être le monde pour qu’il y ait liberté, alors, on ne peut que répondre qu’il ne doit pas obéir à la nécessité : ce sera la partie IV A-B

  le libre arbitre est impossible ou n’est qu’une illusion : ce sera la partie II 

 

ou bien on dit, ce qui ressemble à la première solution, que le déterminisme n’est pas à penser en termes de nécessité mais d’influence (la sociologie) : ce sera la partie IV C et notre conclusion

le libre-arbitre n’est pas une véritable liberté (Descartes) : ce sera la partie III

L’homme n’est pas un être seulement naturel ; par conséquent tout ce qui existe n’est pas naturel ;  sans doute y a-t-il d’autres lois, et l’homme peut-il se déterminer à agir en vertu de ces lois, qui ne sont pas soumises mais en quelquesorte au-dessus de ces lois naturelles –cf. Kant .
Je ne traiterai pas de cette solution, qui supposerait un exposé de toute la philo de Kant, et prendrait donc beaucoup trop de temps… Mais je vous laisse imaginer des arguments…


      
    
         Nous allons explorer une à une ces solutions possibles à notre problème ; si aucune ne nous satisfait, alors, nous devrons déclarer incompatibles le déterminisme et la liberté, ou, plus précisément, nous déclarerons que la liberté n’existe pas.


II- CRITIQUE DU LIBRE-ARBITRE

1) Le libre arbitre est une illusion (la liberté n’existe pas)

        On peut se rapporter ici aux pièges de la conscience/ expérience immédiate de soi-même.

a) Le sentiment du libre choix

J’ai bien le sentiment d’être libre de choisir : en ce moment, je pourrais très bien décider d’aller boire une bière au bar du coin ou au cinéma, plutôt que d’écrire et de réfléchir.

Descartes, Principia, I, 39 : Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.

Au reste, il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne pas le donner, quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions. Nous en avons eu ci-devant une preuve bien claire ; car, au même temps que nous doutions de tout, et que nous supposions même que celui qui nous a crée employait son pouvoir à nous tromper en toutes façons, nous apercevions en nous une liberté si grande, que nous pouvions nous empêcher de croire ce que nous ne connaissions pas encore parfaitement bien. Or ce que nous apercevions ditinctement, et dont nous ne pouvions douter, pendant une suspension si générale, est aussi certain qu’aucune autre chose que nous puissions jamais connaître.

        b) Critique du sentiment du libre arbitre : Spinoza

On peut r épondre à Descartes ainsi qu’au sens commun que rien n’empêche que nous ayions ce sentiment, et que, en réalité, le monde obéisse à la nécessité et que donc ce choix soit en réalité déterminé, par des causes ou des mobiles dont je n’ai pas conscience. A moins de dire avec Descartes que la conscience ne peut jamais nous tromper ; or, nous avons vu que cette thèse n’était pas fondée, notamment à travers la théorie de l’inconscient.

Spinoza montre dans l’Ethique que nous ne faisons pas l’expérience du libre-arbitre : on prend seulement l’ignorance des causes pour une expérience de leur inexistence. Nous sommes réellement déterminés, mais nous avons conscience d’être libres, à cause de l’ignorance des causes qui nous déterminent

Spinoza, Ethique, III, 2, Scolie

« Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir, et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent »

 Exemple : se dire libre, c’est être  comme une pierre qui aurait conscience de son élan vers le bas mais ignorerait la loi de la chute des corps.

Spinoza, Lettre 58 à Schuller

« Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre, il faut l’entendre de toute chose singulière (…) parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre tandis qu’elle continue à se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère sans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent "

2) Les limites d’une telle critique

Le problème de la thèse de Spinoza, c’est que si elle prend bien acte du fait que, contrairement à ce que soutenait Descartes, la conscience n’est pas synonyme de connaissance, mais bien plus souvent d’illusion, elle ignore un des aspects de notre expérience de la liberté ; en l’occurrence, elle ne peut rendre compte de notre expérience morale. Elle semble même mener à terme, comme on va le voir, à nier toute moralité, ou à déclarer vaine la morale.
a) Le remords

Le remords : que faire de ce sentiment, bien réel, et qui suppose que le déterminisme n’est pas vrai, puisque je me dis alors que j’aurais dû (et donc pu) agir autrement que je ne l’ai fait ?

Faut-il dire que ce n’est qu’une illusion, et que si elle s’est perpétrée, ou si elle est présente chez tous les hommes, c’est parce qu’elle est socialement utile ?

 I.e., soit c’est la sélection naturelle et alors toujours les lois naturelles qui en sont à l’origine, soit la société, qui en a besoin et l’a donc perpétré en l’homme par habitude ; et alors, toujours pas de liberté… (cf. Nietzsche, La généalogie de la morale)

b) Liberté et responsabilité

Si nous ne sommes pas absolument libres5 , il semble que nous ne soyions plus responsables, ou du moins, pas entièrement responsables.

Responsabilité : capacité du sujet à rendre compte de ses choix, non par des déterminations pulsionnelles, mais rationnelles. Sujet responsable : synonyme d’imputable. A qui on peut imputer une faute.

N’est-elle pas un des composants nécessaires de la liberté ? Par conséquent, si on enlève l’une, on enlève l’autre !

Camus, Réflexions sur la peine capitale

« si un homme est conduit, par les lois de la nature, à faire ce qu’il fait, nous ne pouvons ni l’en approuver ni le blâmer, pas davantage que nous ne pouvons reprocher à une montre d’être en avance ou en retard. »


Conséquences :

b1) Abolition de la justice et du droit

Plus de prisons, plus de punitions puisque nous ne sommes pas entièrement libres de nos choix. 7

Ib.« la louange et le blâme, le châtiment en tant que vengeance  ou paiement d’une dette sociale, n’ont pas leur place dans un système qui considère l’homme comme appartenant à l’univers naturel et qui admet par conséquent que son caractère comme ses actes découlent de ces lois. Devant toute situation donnée, l’homme réagit comme il devait réagir. Il ne pourrait agir autrement que si son caractère ou sa situation, ou les deux, étaient différents. (…) Dire que x n’aurait pas dû tuer y revient à dire que x n’aurait pas dû être x. (…) Au regard d’un système juridique cohérent du point de vue déterministe, les définitions en usage devant nos tribunaux seraient considérées comme de pures absurdités. « La responsabilité pénale » serait une absurdité, puisque le mot « responsabilité » implique la possibilité d’un libre choix devant l’action, tandis que le libre choix est une illusion, et que toutes nos actions sont déterminées à l’avance. « Je n’ai pas pu m’en empêcher », suffirait à la défense de chacun, puisque aucun de nous ne peut s’empêcher d’être ce qu’il est et de se conduire comme il se conduit. »


b2) Abolition de la morale

Si nous ne sommes pas libres, quel sens pour la loi morale, qui n’a de loi que le nom (ce n’est pas une loi au sens de loi physique en tout cas) : une loi morale ne nécessite pas mais fait appel à notre capacité à choisir entre le bien et le mal. Un animal ne se donne pas de lois morales !

Nous devons donc par tous les moyens essayer de sauver la liberté de l’homme, car sans elle, on perd notre moralité. 8

Cf. St Thomas, Somme théologique, I, qu. 83 :

« L’homme possède le libre arbitre, ou alors, les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments, seraient vains ».

III- LE LIBRE-ARBITRE N’EST PAS UNE VERITABLE LIBERTE - DESCARTES, LETTRE A MESLAND


Pour ce faire, ne peut-on pas montrer que le libre arbitre, tel qu’il est défini intuitivement, tel qu’on l’a trouvé chez Gide, ne correspond pas à la véritable liberté, qu’au contraire, il est un assujettissement ?

Thèse : le libre arbitre, s’il est compris comme une  liberté d’indifférence9  est le plus bas degré de la liberté ; c’est une « caricature de la liberté ».

Pourquoi cette thèse cartésienne s’applique-t-elle aussi à l’existence de l’acte gratuit ? Parce que l’acte gratuit serait un acte sans raison, sans motif déterminant ; il présuppose que moins on a de raisons pour faire ce qu’on fait, plus on est libre. Or, c’est bien ce à quoi revient aussi au bout du compte l’affirmation de la liberté d’indifférence : rien ne nous pousse à faire ce qu’on fait (ni cause ni raison, ni mobile ni motif10 ).

Descartes, Lettre au Père Mesland, 9 février 1945

Pour ce qui est du libre-arbitre, je suis complètement d’accord avec ce qu’en a écrit le Révérend Père. Et, pour exposer complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet que l’indifférence me semble signifier proprement l’état dans lequel est la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien ; et c’est en ce sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes indifférents. Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se déterminer pour l’un ou l’autre des deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par des riasons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le pourrions. En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre-arbitre.
De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au second sens, non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal.Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité de se déterminer , ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous sont pas commandées ; parce que le jugemeny qu’elles sont difficiles à faire est opposé au jugement qu'il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence prise au premier sens.
(…) C’est en ce sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre volonté11  se meut avec plus de facilité et d’élan.

Le libre-arbitre (entendu comme liberté d’indifférence ou comme acte gratuit) n’est par conséquent pas toute la liberté, mais un de ses aspects, peut-être même une de ses définitions, erronée qui plus est.

La seule liberté d’indifférence existe par rapport à ce que je ne connais pas ou à ce que je connais mal.

Toutefois, Descartes ne semble pas abandonner tout à fait la définition de la liberté comme libre-arbitre ou libre choix. Disons plutôt qu’il y aurait deux définitions du libre arbitre, une négative, et une positive :

1)  il y a l’ « arbitrium brutum » (non réfléchi) : les termes de l’alternative sont identiques ; il y absence de motifs. C’est une liberté hésitante parce qu’aucun des deux termes de l’aternative n’apparaît comme évident. Cf. Rousseau qui montre bien que la liberté dans laquelle n’entre nulle réflexion, nul motif, est en fait une liberté d’esclave, puisqu’on obéit à rien d’autre qu’à ses penchants, aux lois de l’instinct. Cette liberté là ne nous distingurait pas de l’animal…12  


2) le véritable libre arbitre est pour Descartes une liberté qui voit le bien et le mal avec évidence. On sait ici ce que l’on fait. Que l’on réponde oui ou non, que l’on choisisse le contraire de ce que l’on voit avec clarté, cela est la plus haute liberté. Pourquoi ce dernier aspect ? Parce que Descartes se rend compte que si l’on est contraint de suivre ce que l’on voit avec évidence, alors, on ne peut être dit libre

La véritable liberté, au contraire, s’applique à une action qui a des motifs et des buts. Elle doit être intentionnelle, projetée, décidée, on doit pouvoir en rendre compte de manière intelligible, à soi-même comme à autrui. Il y a donc bien quelque chose qui détermine en quelque sorte mon action, mais ce quelque chose ce n’est pas une cause, une pulsion, un désir, une force, mon milieu social, etc. (bref, les circonstances extérieures) ; c’est une raison, un motif.

Liberté = capacité de choix réfléchi, non nécessité par des penchants13 .

Descartes s’accorde donc avec la philosophie antique. Pour être libre, il faut voir clair : mieux je connais ce dont je juge, plus je suis libre. Etre libre, choisir librement, c’est choisir à la fois son action et les résultats prévisibles de celle-ci, en connaissance de cause.
        
L’enjeu est fort : en effet, si on enlève de la liberté le caractère de rationalité, de délibération, alors, on peut dire que n’importe quel être est libre. Un animal, un bébé, et même pourquoi pas une pierre qui tombe, de l’eau qui coule d’un vase, sont libres, car doués de spontanéité…

Exercice : que devient l’acte gratuit de Lafcadio ? Est-ce un acte libre ? Et en quoi finalement ne peut-il dit être gratuit ?

- il n’est pas gratuit : en effet, il se donne un but et réfléchit sur les moyens d’atteindre ce but ; il émane d’une décision

- il n’est pas libre car il émane plus d’une impulsion que de la volonté : il agit sans se demander si son action est bonne ou mauvaise ; son action est déterminée par un caprice (il est donc plus agi qu’il n’agit)


IV- LE DETERMINISME GOUVERNE-T-IL LE MONDE ?

Nous venons de définir la liberté comme un choix rationnel. Un choix rationnel, c’est un acte accompagné de délibération (réflexion sur les moyens et les motifs nous permettant d’atteindre une certaine fin posée préalablement).

A- LES CONDITIONS ONTO/COSMOLOGIQUES DE LA LIBERTE -ARISTOTE

Que doit être le monde afin qu’on puisse être libre en ce sens ? Quelles sont les propriétés du monde que l’on présuppose toujours quand on exerce le « choix réfléchi » ? C’est cette dernière question qui va nous occuper dans la partie IV, et qui va donc nous permettre d’avancer un peut dans le traitement de notre question intiale.

Pour y répondre, il va falloir nous demander sur quoi on délibère ; Aristote y répond dans Ethique à Nicomaque, III, 5. 
1) Elle exclut de son domaine les faits sur lesquels nous n’avons pas de prise

Aristote, Ethique à Nicomaque, III, 5

Sur les entités éternelles, il n’y a jamais objet de délibération : par exemple, l’ordre du monde ou l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré. Il n’y a pas davantage de délibération sur les choses qui sont en mouvement mais se produisent toujours de la même façon, soit par nécessité, soit par nature, soit par quelque autre cause : tels sont par exemple, les solstices et le lever des astres. Il n’existe pas non plus de délibération sur les choses qui arrivent tantôt d’une façon tantôt d’une autre, par exemple, les sécheresses et les pluies, ni sur les choses qui arrivent par fortune, par exemple la découverte d’un trésor. Bien plus, la délibération ne porte pas sur toutes les affaires humaines sans exception : ainsi un Lacédémonien ne délibère pas sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes. C’est qu’en effet, rien de tout ce que nus venons d’énumérer ne pourrait être produit par nous. Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser.

Nous ne délibérons pas sur le nécessaire, i.e. :

- la nature, l’ordre du monde (nécessité métaphysique)

- l’incommensurabilité de la diagonale avec le côté du carré (mathématiques = science du nécessaire)

- les choses en mouvement, domaine de la physique (la physique est la science des phénomènes se répétant de manière régulière)

Nous ne délibérons pas non plus sur le hasard, la chance, car nous n’avons aucune prise sur cela.
2) Domaine : les « affaires humaines »

(suite)

Par contre, tout ce qui arrive par nous et dont le résultat n’est pas toujours le même, voilà ce qui est l’objet de nos délibérations : par exemple, les questions de médecine ou d’affaires d’argent… La délibération a lieu dans les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, demeurent incertaines dans leur aboutissement ainsi que là où l’issue est indéterminée…


Son objet est donc constitué par ce qui est en notre pouvoir et sur quoi nous pouvons agir. I.e. : « tout ce qui arrive par nous et dont le résultat n’est pas toujours le même ». Ce sont les choses qui, tout en se produisant avec fréquence, sont incertaines quant à leur aboutissement. Il y a une certaine régularité, ce qui s’oppose au hasard : sinon, on serait dans le domaine de ce sans quoi nous n’avons aucune prise.

Aristote nomme ce domaine le domaine de la contingence ou encore le domaine des affaires humaines (aujourd’hui : le probable). Cette dernière appellation vient du fait que c’est grâce à la contingence et dans la contingence seule que peuvent s’exercer toutes les actions/ délibérations humaines ; et également du fait que contrairement au raisonnement mathématique, les décisions ne vont pas être aussi rigoureuses, si infaillibles. On retrouvera ici l’histoire, l’éthique, l’esthétique…

Afin que la délibération rationnelle, la vraie liberté, ne soit pas illusoire, il faut donc qu’il existe des choses qui n’arrivent pas nécessairement, qui ne soient pas strictement soumises au déterminisme. Que le déterminisme ne soit pas universel. Il doit y avoir dans le monde des choses qui réellement sont indéterminées. On affirmerait ici la possibilité de l’existence d’une indétermination réelle, ce qui diffère d’une indétermination qui serait le fruit d’une ignorance de notre part, d’un défaut de connaissance. La délibération et le choix viennent de la nature du monde, non de notre ignorance.

L’avenir doit donc être non déterminé, pour que nous puissions choisir (librement). Il y a dans tout choix de multiples possibilités qui sont envisagées, et sans doute toutes ces possibilités pourraient être à l’avenir. Mais seule adviendra l’une d’elles (celle que j’aurai choisie). Cela implique que dans le monde il y a des choses qui peuvent être ou ne pas être, qui peuvent être ainsi ou être autrement qu’elles ne le sont.

Il nous faut donc prouver que le monde n’obéit pas strictement à la nécessité14 , afin de sauver l'existence de la liberté.

B- LA CONFUSION FATALISME ET DETERMINISME : LA NECESSITE EXLCUT-ELLE TOUT DETERMINISME?

Nous allons pour ce faire lire un grand texte de Leibniz, issu de la Théodicée; je conseille aussi, parallèlement, la lecture du texte d'Aristote issu du De Interpretatione, Chapitre IX, sur les futurs contingents. Ces deux textes montrent non seulement que la contingence existe, que tout n'est pas strictement déterminé, et que le déterminisme, si on comprend bien sa signification, ne s'y oppose nullement (donc : il ne s'oppose sans doute pas à l'existence de la liberté)  


1) Leibniz, Théodicée, §85 :  le sophisme du paresseux15

Leibniz, Théodicée, § 85 16

Les hommes presque de tout temps ont été troublés par un sophisme que les anciens appelaient la raison paresseuse, parce qu’il allait à ne rien faire ou du moins à n’avoir soin de rien, et à ne suivre que les plaisirs présents. Car, disait-on, si l’avenir est nécessaire, ce qui doit arriver arrivera quoi que je puisse faire. Or l’avenir, disait-on, est nécessaire, soit parce que la divinité prévoit tout, et le préétablit même, en gouvernant toutes les choses de l’univers ; soit parce que cela arrive nécessairement par l’enchaînement des causes ; soit efin par la nature même de la vérité qui est déterminée dans les énonciations qu’on peut former sur les événements futurs, comme elle l’est dans toutes les autres énonciations, puisque l’énonciation doit toujours vraie ou fausse en elle-même, quoique nous ne connaissions pas toujours ce qui en est. Et toutes ces raisons de  détermination qui paraissent différentes, concourent enfin comme des lignes à un même centre : car il y a une vérité de l’événement futur, qui est prédéterminé par les causes, et Dieu l’a préétabli en établissant ces causes.
L’idée mal entendue de la nécessité, étant employée dans la pratique, a fait naître ce que j’appelle le fatum mahometanum, le destin à la turque ; parce qu’on impute aux Turcs de ne pas éviter les dangers, et de ne pas même quitter les lieux infectés de la peste, sur des raisonnements semblables à ceux qu’on vient de rapporter. Car ce qu’on appelle fatum stoïcum n’était pas si noir qu’on le fait : il ne détournait pas les hommes du soin de leurs affaires ; mais il tendait à leur donner la tranquillité à l’égad des événements, par la considération de la nécessité qui rend nos soucis et nos chagrins inutiles : en quoi ces philosophes ne s’éloignaient pas entièrement de la doctrine de notre Seigneur, qui dissuade ces soucis par rapport au lendemain,en les comparant avec les peines inutiles que se donnerait un homme qui travaillerait à agrandir sa taille (…) Cependant il se trouve que la plupart des hommes, et même des chrétiens, font entrer dans leur pratique quelque mélange du destin à la turque, quoiqu’ils ne le reconnaissent pas assez. Il est vrai qu’ils ne sont pas dans l’inaction et dans la négligence, quand des périls évidents, ou des espérances manifestes et grandes se présentent ; car ils ne manqueront pas de sortir d’une maison qui va tomber, et de se détourner d’un précipice qu’ils voient dans leur chemin ; et ils fouilleront dans la terre pour déterrer un trésor découvert à demi, sans attendre que le destin achève de le faire sortir. Mais quand le bien ou le mal est éloigné et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne : par exemple, quand il s'agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu'il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu'ils avaient négligé approche. On raisonne à peu près de la même façon, quand la délibération est un peu épineuse, comme par exemple lorsqu'on se demande (…) quelle profession on doit choisir, quand il s'agit d'un mariage qui se traite, d'une guerre qu'on doit entreprendre, d'une bataille qui se doit  donner; car en ces cas plusieurs seront portés à éviter la peine de la discussion et à s'abandonner au sort, ou au penchant, comme si la raison ne devait être employée que dans les cas faciles. On raisonnera alors à la turque bien souvent (quoi qu'on appelle cela mal à propos se remettre à la Providence, ce qui a lieu proprement, quand on a satisfait son devoir) et on emploiera la raison paresseuse tirée du destin irrésistible, pour s'exempter de raisonner comme il faut. ; sans considérer que si ce raisonnement contre l'usage de  la raison était bon, il aurait toujours lieu, soit que la délibération fût facile ou non. C'est cette paresse qui est en partie la source des pratiques superstitieuses des devins, où les hommes donnent aussi facilement que dans la pierre philosophale, parce qu'ils voudraient des chemins abrégés, pour aller au bonheur sans peine.
Je ne parle pas ici de ceux qui s'abandonnent à la fortune, parce qu'ils ont été heureux auparavant,  comme s'il y avait là-dedans quelque chose de fixe. Leur raisonnement du passé à l'avenir est aussi peu fondé que les principes de l'astrologie et des autres divinations; et ils ne considèrent pas qu'il y a ordinairement un flux et un reflux dans la fortune, (…), et ils y font des observations particulières, auxquelles je ne conseillerais pourtant à personne de se trop fier. Cependant cette confiance qu'on a en sa fortune sert souvent à donner du courage aux hommes, et surtout aux soldats, et leur fait avoir effectivement cette bonne fortune qu'ils s'attribuent, comme les prédictions font souvent arriver ce qui a été prédit, et comme l'on dit que l'opinion que les mahométans ont du destin les rends déterminés. Ainsi les erreurs mêmes ont leur utilité parfois; mais c'est ordinairement pour remédier à d'autres erreurs, et la vérité vaut mieux absoluement.
Mais on abuse surtout de cette prétendue nécessité du destin, lorsqu'on s'en sert pour excuser nos vices et notre libertinage. J'i souvent ouï dire à des jeunes gens &veillés, qui voulaient faire un peu avec les esprits forts, qu'il est inutile de prêcher la vertu, de blâmer le vice,  de faire espérer des récompenses et de faire craindre des châtiments puisqu'on peut dire du livre des destinées, que ce qui est écrit, est écrit, et que notre conduite n'y saurait rien changer : et qu'ainsi le meilleur est de suivre son penchant, et de nous arrêter qu'à ce qui peut nous contenter présentement. Ils ne faisaient point réflexion sur les conséquences étranges de cet argument, qui prouverait trop, puisqu'il prouverait (par exemple) qu'on doit prendre un breuvage agréable, quand on saurait qu'il est empoisonné. Car par la même raison (si elle était valable) je pourrais dire : s'il est écrit dans les archives des parques, que le poison ne tuera pas à présent, ou me fera du mal, cela arrivera quand je ne prendrais point ce breuvage; et si cela n'était point écrit, il n'arrivera point, quand même je prendrais ce breuvage; et par conséquent je pourrai suivre impunément mon penchant à prendre ce qui est agréable, quelque pernicieux qu'il soit : ce qui renferme une absurdité manifeste. Cette objection les arrêtait un peu, mais ils revanaient toujours à leur raisonnement, tourné en différentes manières, jusqu'à ce qu'on leur fit comprendre en quoi consiste le défaut du sophisme. C'est qu'il est faux que l'événement arrive qu'oi qu'on fasse, il arrivera, parce qu'on fait ce qui y mène; et si l'événement est écrit, la cause qui le fera arriver est écrite aussi. Ainsi la liaison des effets et des causes, bien loin d'établir la doctrine d'une nécessité préjudiciable à la pratique, sert à la détruire.

Questions :

1- Quelles sont les différentes sortes de fatalisme? En quoi se distinguent-ils entre eux?

2- Définition de l'argument du paresseux

3- Pourquoi est-ce un sophisme? Quelle est la plus confusion logique opérée par le fatalisme?

4- En quoi, en plus d'être erroné logiquement, est-il néfaste moralement?

5- Pourquoi le fait que ce soit un sophisme montre bien qu'il doit y avoir de l'indétermination, de la contingence?

1-

Fatum mahometanum

  fatum stoïcum

        fatum christianum

Conséquence : on imagine les événements détachés de leurs causes 

conséquence : produit une patience forcée, sans espérance

conséquence : produit un contentement, une quiétude de l’âme, qui sait que tout ce qui lui arrivera est inscrit dans le meilleur des mondes17


2- Puisque tout est déterminé par avance, alors, rien ne sert d'agir : quoique je fasse, cela arrivera de toute façon.

3- Le sophisme du paresseux  est un faux raisonnement partant d’une thèse vraie. Le résultat prévu, pré-déterminé, incite à ne rien faire en disant que ce qui doit arriver, arrivera quand bien même je ne fais rien.

Le fatalisme ou le nécessitarisme ne comprend pas la nature véritable du déterminisme. Il croit que l’avenir est entièrement déterminé quoiqu’il se produise, quoi que nous fassions. Alors que le déterminisme, au contraire, conclut seulement, après de multiples expériences, que tel effet s’ensuivra si on a telle cause. Le fatalisme revient donc en fait à nier le déterminisme puisqu’il suppose que l’on peut avoir l’effet sans avoir la cause ! Le déterminisme ne s’oppose nullement, dès lors, à la liberté, du moins sa connaissance peut-elle mener à une libération de l'’homme, à sa maîtrise sur les événements naturels  : en effet, si je sais que telle cause mène à tel effet, alors, à moi de tout faire pour produire cette cause…  


4- Cf. dernier §

5- Si pas d’indétermination, alors, pas de place pour la liberté et pour l’effort : le nécessitarisme justifie l’argument ou le sophisme du paresseux.

Enjeu : intéressante solution, car elle permet d’affirmer que l’homme est libre, tout en n’opérant pas une coupure entre l’homme et l’univers. La nature de l’univers elle-même, permet à l’homme d’être libre.

2)  Et si le "problème" de l'existence de la contingence était un faux problème ?

Dans ce cas, elle n'est même pas à prouver…

Cf. fait que ce qui est nécessaire, ce sont les lois de la nature. Mais dans la nature, ce qui existe n’est pas général mais particulier. Le particulier est bien, il me semble, contingent !

Exemple : s’il est nécessaire que la pierre tombe selon la chute des corps, il ne l’est pas qu’elle tombe (le déterminisme vaut des lois de la nature, il s'affirme du général, pas du particulier, qui, lui, est contingent)

Cf. aussi le célèbre exemple d'Aristote (op. cit.) : "il est nécessaire que demain, il y aura une bataille navale ou il n'y en aura pas" : ce qui est nécessaire, dit Aristote, c'est l'alternative ("ou"). L'une des solutions arrivera nécessairement. Mais, jusqu'à demain, l'une ou l'autre des solutions peut très bien advenir : cela n'est pas déterminé ou nécessaire.

Le déterminisme n'a donc aucune raison de s'opposer à la liberté, bien au contraire. Cf. fait que loin d'être l’antithèse de la liberté, il peut tout à fait permettre une libération (il n’empêche pas que l’homme puisse agir sur lui !).

N'est-ce pas après tout le présupposé même de la psychanalyse? Cf. fait que connaître les causes qui nous déterminent à faire ce qu'on fait, est libérateur.  

De même, la sociologie : quand Durkheim cherche quelles sont les causes sociales et réelles du suicide, il cherche surtout par là un moyen de lutter contre ce phénomène social.

C- PENSER LE DETERMINISME, NON EN TERMES DE NECESSITE STRICTE MAIS EN TERMES D’INFLUENCE

        On pourra ici réfléchir sur la différence entre "influence" et "déterminisme". La notion d'influence est plus large que celle de déterminisme, au sens où, pour reprendre l'expression célèbre de Leibniz, il peut y avoir influence sans nécessité. Par exemple, plutôt que de dire que nous sommes déterminés par notre passé, par notre éducation, notre milieu social, etc., pourquoi ne pas dire que nous sommes "influencés"? Ie, que ces causes ne sont pas nécessitantes, mais qu'elles influent seulement sur nous?

Je peux toujours trouver une personne qui a été violée dans son enfance, ou battue par ses parents, ou des parents alcooliques, qui pour autant n'ont pas de traumatismes, qui pour autant ne sont pas eux-mêmes alcooliques, etc. De même, certaines personnes issues de milieux sociaux très modestes accèdent aujourd'hui à des métiers que l'on place haut dans l'échelle sociale, etc.   

Il faut donc dire que nous sommes "en gros" déterminés, ie, influencés seulement mais pas nécessités. Nous ne sommes donc pas déterminés à faire ce que nous faisons.

Cf. Durkheim : de quelles causes nous parle-t-il, quand il nous parle de causes sociales déterminentes? Influent-elles ou nécessitent-elles? Il semblent qu'elles influent seulement :

- d'abord, il y a concomitance (ce qu'on sait c'est que tel effet va avec telle cause)

- ensuite, il y a généralité, statistique : si tous les cas ne tombent pas sous la règle, alors, il n'y a pas nécessité
 

BIBLIOGRAPHIE

Aristote, Ethique à Nicomaque, surtout le Livre III

Bossuet, Traité du libre arbitre

A. Camus et A. Koestler, Réflexions sur la peine capitale, Presses Pocket, Agora, 1979

Camus, Caligula (où l’on voit que le passage à l’acte du criminel est l’expérimentation d’une liberté suprême et la preuve de son pouvoir sur la vie)

C. Carr, L’aliéniste, Presses Pocket (roman) ; L’ange des ténèbres, ib. (le criminel est-il responsable de ses actes ? Est-il un monstre, un fou ? etc.)

K. Levin, Crime,  (roman)

St. Mc Call, Incline without necessitating, Dialogue, 24, 1985, pp. 589-96

T. Nagel, Qu’est-ce que tout cel veut dire ?, une très brève introduction à la philosophie, L’Eclat, 1995

Popper, Plaidoyer pour l'indéterminisme,

T. Rhinehart, L’homme-dé, L’olivier (roman)

Spinoza, Lettre 58

Notes

 1  A placer après le cours inconscient 1998
  2 Ne pas confondre avec l’obligation : quand vous êtes obligés de faire quelque chose, vous êtes libres ; quand on fait violence contre vous pour obtenir quelque chose, on vous contraint, vous n’êtes pas libre ; quand le vent vous fait tomber, vous n’êtes pas libre. Un devoir qui est une contrainte, n’est pas un véritable devoir ; cf. cours « justice » et ci-dessous, le chapitre sur Kant
  3 Cf. Nagel, Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, Ed. de l’Eclat,  p. 49 ;Camus, Réflexions sur la peine capitale, Ed. Presses Pocket,  p. 94 (et tout le chapitre intitulé « volonté libre et déterminisme »)
  4 On verra toutefois dans la suite qu’il peut y avoir au sein de ce système une contingence logique et une relative indétermination des événements singuliers
  5 Nier la notion de libre-arbitre, n’est-ce pas nier qu’il y ait une liberté absolue ? –Sartre dirait non, en disant que le libre-arbitre reste lié à la notion de choix et donc à celle de volonté, et que la véritable liberté réside dans la spontanéité. Mais cette liberté ne me paraît pas digne d’un homme, car il lui manque la rationalité, l’exercice de l’intelligence
  6 Ib.
  7 Nous ne faisons pas le mal volontairement, si le libre arbitre est une illusion. On peut rendre compte du mal, des crimes, accomplis par les hommes de multiples manières ; en général, on préfère adopter des réponses qui toutes reposent sur l’origine non volontaire, non libre, de l’action mauvaise. C’est en effet bien confortable, car si on pense et accepte l’origine volontaire, libre, de l’action mauvaise, alors, il faut adopter l’hypothèse selon laquelle l’homme est un être diabolique. On trouve deux sortes de solutions « non volontaristes » : (1) Celui qui tue, qui viole, etc., ne savait pas ce qu’il faisait, et s’est trompé : il voulait faire le bien, mais il a pris le mal pour le bien. C’est la thèse socrato/ platonicienne. Cette thèse apparaît très nettement dans deux textes de Platon : PT, 352b-357a; Ménon, 77b-78a. Pour Platon, celui qui connaît le bien le fera nécessairement, et évitera le mal. On ne fait donc jamais le mal volontairement. Mais que signifie “involontairement”? On distinguera trois cas : 1) je mets du cyanure dans le café de mon mari en croyant que c’est du sucre : involontairement signifie ici non intentionnellement, du fait d’une ignorance. 2)  on me pousse et je casse un vase en tombant : involontairement signifie ici aussi non intentionnellement, même s’il n’y a pas d’ignorance. 3) je mets du cyanure dans le café de mon mari sous la menace d’une arme : ici, involontairement signifie sans ignorance, intentionnellement, mais, sans libre-arbitre. Ce que dit Platon, c’est qu’on ne peut faire le mal involontairement au sens de 1) et de 2). Cf. Argument du Ménon, 78 a : « Il est donc évident que ceux-là ne désirent pas le mal, qui l’ignorent, mais qu’ils désirent des choses qu’ils croyaient bonnes et qui sont mauvaises, de sorte que ceux qui ignorent qu’une chose est mauvaise et qui la croient bonne désirent manifestement le bien, n’est-ce pas ? ». (1) si quelqu’un désire quelque chose de mauvais, soit il sait que c’est mauvais, soit il sait que c’est bon ; (2) s’il croit que c’est bon, il ne désire pas quelque chose de mauvais ; (3) s’il croit que c’est quelque chose de mauvais, son désir est un désir d’obtenir quelque chose de mauvais ; (4) les mauvaises choses font du tort à ceux qui les obtiennent et les rendent misérables ; (5) si quelqu’un pense qu’une chose est mauvaise, il pense que l’obtenir le rendra misérable ; (6) personne ne veut être misérable (tout le monde veut le bonheur) ; (7) donc, personne ne désire ce qu’il pense être mauvais. On retrouve cet argument dans le Protagoras, sous une forme plus développée (352b-357a) : Platon part ici du principe selon lequel le plaisir est un bien. En soi, cette thèse n’est pas platonicienne, puisqu’elle ne fait pas intervenir dans la problématique morale la théorie des Idées. Ce qui intéresse ici Platon, c’est de réfuter la foule. L’intellectualisme socratique est évidemment directement lié à une forme d’élitisme. L’argument repose sur deux points essentiels : 1- l’assimilation du bien à l’agréable et du mal au désagréable, qui permet à Platon de montrer qu’il est absurde de dire  qu’on fait le mal en recherchant le bien (sauf si c’est involontaire) ; 2- l’idée d’un calcul des plaisirs et des peines : il ne faut pas considérer l’agréable ou le désagréable uniquement à un moment donné, mais dans le temps. Celui qui est “vaincu par les plaisirs” ne fait pas le mal en sachant qu’il le fait, parce qu’il a été incapable de calculer le rapport entre plaisir et peine, i.e., entre bien et mal. (2) Ou bien, le criminel était biologiquement/ génétiquement programmé pour le faire le mal  C’est la thèse « scientifique » de l’anthropologie criminelle du XIXe (Lombroso, Le Gall), qui affirme que. le criminel a un cerveau défectueux. C’est par une « inclination de sa nature » qu’il tue. Il existe un tempérament criminel (donc : on naît criminel). Conséquence : on va substituer au juge le scientifique. L’idée de justice disparaît donc bien si l’homme n’est pas libre de faire le mal.
  8 On peut dire aussi tout simplement que l’expérience de la responsabilité, de la morale, et même le constat de ce qui devrait arriver si le déterminisme universel était « sans failles », cf. l’argument du paresseux, prouvent (contrairement à ce que dit le 1) du II) que nous sommes libres…
  9 Liberté d’indifférence : quand toutes les possibilités sont égales, ont le même poids (cf. l’âne de Buridan : « âne imaginaire qui, selon le philosophe Buridan (XVIe), ayant également faim et soif, hésite entre une botte de foin et un seau d’eau, et, incapable de choisir, se laisse mourir. Il est l’illustration de la liberté d’indifférence, i.e., de la situation d’une personne incapable de choisir entre deux actes, les mobiles ou motifs en faveur de l’une ou l’autre étant équivalents » - in  Philosophie de A à Z )
  10 Quand on explique une action, on a deux moyens de l’expliquer ; ces deux moyens rejoignent les deux « niveaux » possibles d’une action : 1) niveau naturel : il y a une cause de notre action et un mobile ; c’est quelque chose d’extérieur à nous ; 2) au niveau mental : il y a une raison et un motif ; c’est quelque chose d’intérieur à nous, une pensée, une croyance, etc. Vous remarquerez que le défenseur de l’acte gratuit comme prototype de la plus haute liberté confond les deux niveaux : pour lui, que votre acte ait une cause ou une raison, un mobile ou un motif, c’est la même chose, vous êtes contraint ou déterminé à faire ce que vous faites. Descartes va montrer ici que plus vous avez au contraire de raisons ou de motifs pour faire ce que vous faites, plus êtes libres, car vous agissez en connaissance de cause. On peut aussi penser à Kant et Rousseau (la différence entre être contraint et être obligé)
  11 La liberté passe ici par la volonté (choix des motifs)
  12 Cf. cours « le bonheur consiste-t-il à faire tout ce qui nous fait plaisir ? », surtout le texte de Gorgias
  13 Cf. Kant, CRPratique, Problème no  II
  14 Cf. aussi l’hypothèse du clinamen des philosophes matérialistes de l’Antiquité : pour eux, le déterminisme n’est pas absolu, et il existe une certaine contingence naturelle qui s’accrôit quand on passe du monde physique au monde humain
  15 On comparera avec la réfutation aristotélicienne des mégariques, qui affirmaient que tout ce qui arrive est nécessaire (op. cit.) : Aristote, après avoir montré les absurdités logiques du nécessitarisme (s'ils ont raison, alors, rien n'est ni ne devient), s'appuie sur l'expérience même de la délibération : celle-ci nous montre bien que l'avenir dépend de nos décisions (mais bien sûr, un Spinoza rétorquerait ici que l'expérience que nous faisons de la liberté ne prouve rien). Cf. 18 b 32 : "En vertu de ce raisonnement, il n’y aurait plus ni à délibérer, ni à se donner de la peine, dans la croyance que si nous accomplissons telle action, tel résultat  suivra, et que si nous ne l’accomplissons pas, ce résultat ne suivra pas".
  16 Si vous voulez creuser la thèse leibnizienne, je vous renvoie aux § suivants de la Théodicée : § 36, 37, 38, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 55
  17 Cf.La Théodicée de Leibniz, pour bien comprendre ce point. Ce qui nous importe surtout pour le cours sur la liberté, c'est la première sorte de fatalisme, qui correspond à l'idée courante. S'apesantir ici sur la doctrine leibnizienne, qui permettrait de comprendre la troisième sorte de fatalisme, serait trop long. Je m'en excuse.


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