Le Bonheur Le divertissement chez Pascal

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Cours


INTRODUCTION

Pascal aborde sa théorie du divertissement après avoir réfléchi sur les contrariétés de la nature humaine. Le divertissement,

1) est tout ce par quoi, volontairement ou non, nous nous détournons de la dure et triste réalité. Souvent simple détente et amusement, sport, chasse, danse, conversation mondain, jeu, il peut consister dans une activité sérieuse, difficile, voire dangereuse (diplomatie, commerce, guerre, métier). Est de l’ordre du divertissement, toute activité qui empêche l’homme de penser à soi (puisque regarder en face le tragique de notre existence est insoutenable) : c’est un échappatoire.

2) il fait appel à notre imagination et est donc par là, avant tout, une illusion ; s’il est un besoin vital, il est donc aussi un poison mortel, puisque

3) il est encore défini comme l’ensemble des activités humaines dont l’objet immédiat n’est pas Dieu

DE LA MISERE DE L’HOMME SANS DIEU, L’ILLUSTRATION LA PLUS COMPLETE EST FOURNIE PAR LE DIVERTISSEMENT

Le thème, esquissé dès les premiers chapitres de l’Apologie (1/ 10 ; 2/ 36 ; 5/ 101), se développe dans toute son ampleur dans le chapitre 8, qui lui est entièrement consacré. L’unité particulièrement rigoureuse de la liasse est soulignée par la reprise du titre général : Divertissement, en tête de nombreux fragments. Le rapport entre ce thème et celui, plus général, du Souverain Bien, est clairement indiqué par la remarque incidente : « voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux » (8/ 136).

LE DIVERTISSEMENT PASCALIEN ET LA DIVERSION DE MONTAIGNE

L’une des plus originales des Pensées, l’idée du divertissement a probablement été construite par Pascal à partir de la lecture de Montaigne qui, dans un chapitre des Essais (III, 4) De la diversion. Les deux termes demeurent très proches pour le sens de leur étymologie commune, qui suggère l’idée de se détourner. Montaigne et Pascal ont été attentifs à ce phénomène de psychologie profonde qui consiste pour l’homme, volontairement ou involontairement, à se fuir, à se donner le change, à s’évader.

Mais la différence des termes traduit chez les deux moralistes une différence d’attitude. Montaigne envisage la diversion d’un œil favorable : pour celui qui souffre, faire diversion à sa douleur, i.e., éviter d’y penser, permet de moins souffrir. Au contraire le divertissement pascalien est saisi comme foncièrement inauthentique : il revient à se boucher les yeux devant une réalité déplaisante : « les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser » (8/ 133).

De plus, la notion de divertissement est plus abstraite et générale que celle de diversion. Pour Pascal, le divertissement n’est pas appelé par le désir d’éviter un mal particulier, mais par le fait permanent de la misère de l’homme, liée à sa condition mortelle. Ce sont moins les maux réels qui conduisent à se divertir que le sentiment d’un malheur essentiel : « la mort est plus aisée à supporter sans y penser que la pensée de la mort sans péril » (8/ 138).

 

L’ENNUI

Le divertissement se greffe donc sur une expérience révélatrice du fond de l’être humain, celle de l’ennui, au sens très fort du 17e. L’ennui peut s’interpréter comme une misère sans cause, et par là même plus profonde que celles dont l’origine est décelable. Cette distinction permet de comprendre la suite des idées dans le début du principal fragment de la liasse :

« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez lui avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place ; on n’achèterait une charge à l’armée si cher que parce qu’on trouverait insupportable de ne pas bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j’ai pensé le plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir les raisons, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près » (8/ 136)

 

VOILA UN EXEMPLE DE RAISONNEMENT PAR LA METHODE DES «RAISONS DES EFFETS », ABOUTISSANT AU RENVERSEMENT DU «POUR AU CONTRE »

Selon la loi de ce raisonnement, trois degrés successifs sont distingués.

1) Au premier degré est décrite l’attitude de ceux que Pascal appelle ailleurs le « peuple », i.e., les hommes en général. Ce qui frappe en eux, c’est le spectacle de leurs « agitations », et de toutes les conséquences fâcheuses qui en découlent pour eux-mêmes, « querelles, passions », et jusqu’au risque de trouver la mort dans la guerre.

2) Au second degré, celui qui raisonne en « philosophe », jouant le rôle dévolu ailleurs au « demi-savant », prend acte de ce curieux « effet », de la contradiction entre le besoin qui pousse les hommes à s’agiter et les malheurs au-devant desquels ils courent. Il en conclut que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». Affirmation dans laquelle il faut se garder de voir la pensée personnelle de Pascal, ou du moins autre chose qu’un moment d’une dialectique. Affirmation qui, prise dans son contexte, n’a rien d’un éloge de la solitude.

3) En effet, au troisième degré, la situation se retourne. Le philosophe, qui prônait le repli sur soi dans sa chambre, n’a pas vu que c’était là le meilleur moyen de parvenir au comble du malheur. Son analyse superficielle lui a fait découvrir la « cause » des malheurs particuliers, mais ne lui a pas atteindre la « raison » de cette cause. La raison, c’est que l’homme face à face avec lui-même prend conscience de son malheur essentiel, dans l’expérience de l’ennui :

« Incontinent, il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir » (8/ 136)

C’est pour y échapper qu’il se jette dans l’agitation. Les maux qu’il y peut encourir sont moins graves que ceux qu’entraînerait l’inaction. Ce qu’il y recherche, ce ne sont évidemment « ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne de penser à notre malheureuse condition » (8/ 136). Le divertissement est ce mouvement qui entraîne chacun hors de soi-même.

Le même schéma de « renversement du pour au contre » est reproduit dans d’autres fragments. Ainsi, à propos de tous les soucis dont les hommes s’accablent eux-mêmes :

« On leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ; que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu’on pourrait faire : il ne leur faudrait que ôter tous ces soucis, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont, et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner» (8/ 139)



Ou, plus brièvement :

« Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a, ou un laboureur, etc., qu’on les mette sans rien faire » (1/ 415)



AINSI CONÇU, LE DIVERTISSEMENT DEVIENT UN PRINCIPE UNIVERSEL D’EXPLICATION DE L’ACTIVITE HUMAINE

1) Cette universalité, Pascal la rend d’abord sensible en raisonnant sur un cas-limite.

Le roi « occupe le plus beau poste du monde », il peut se procurer « toutes les satisfactions » (8/ 136). Pourtant, il « est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense » (ibid.).

« S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver ; et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables. De sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit. » (ibid.)

 

Seul en face de lui-même, le roi ne pourra qu’être obsédé par la misère de sa condition., identique en son fond à celle des autres hommes, mais d’autant plus menacée qu’elle est plus enviable : il éprouvera plus qu’un autre la précarité de son bonheur.

2) Mais l’universalité du divertissement tient surtout à ce qu’il rend compte des activités les plus diverses

Sous les deux formes apparemment opposées qu’elles peuvent prendre, le divertissement au sens courant du terme et les affaires, le loisir et le travail, « le jeu et la conversation des femmes ; la guerre, les grands emplois » (8/ 136). Autant de moyens d’échapper à soi. La cour se trouve être ainsi le lieu par excellence du divertissement. C’est là que se traitent les grandes affaires ; c’est là que les plaisirs et les jeux sont dispensés à profusion. Il est important « qu’il n’y ait point de vide » (8/ 137) entre les unes et les autres, point de jour où l’ennui puisse se glisser. Mais ce n’est là que le modèle de la vie humaine en général.

3) La contradiction, au cœur du divertissement

Dans le renversement du pour au contre qui a permis d’atteindre la « raison » du divertissement, deux termes s’opposent, celui d’agitation, qui correspond à la première et à la troisième étape du raisonnement, et celui du repos, qui correspond à la deuxième. L’homme s’agite parce que le repos lui est insupportable. Pourtant, dans l’agitation même se découvre une aspiration profonde au repos. Une contradiction est au cœur du divertissement. Prenons la cas du chasseur. Lorsqu’il part courir le lièvre, il pense que le lièvre est le but de sa chasse et que le plaisir de le posséder lui fait accepter les fatigues qu’il se donne. Or ce lièvre, il ne voudrait pas l’avoir acheté. L’objet où il prétend trouver satisfaction n’a pas de quoi le satisfaire. Il se trompe lui-même. De tels chasseurs,

« quand on leur reproche que ce qu’ils recherchent avec tant d’ardeur n’a pas de quoi les satisfaire, s’ils répondaient, comme ils devraient le faire s’ils y pensaient bien, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans répartie. Mais ils ne répondent pas cela parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse et non pas la prise qu’ils recherchent… Ils croient chercher sincèrement le repos et ne cherchent en effet que l’agitation » (ibid.)

 

Encore l’explication n’est-elle pas suffisante. Une agitation sans but ne fournira pas un vrai divertissement : il faut se donner l’illusion d’un objet à atteindre. C’est ce que montre un exemple parallèle à celui du chasseur :

« Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il lui faut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point. Vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien. Il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche. Un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe, et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait point qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour cet objet qu’il s’est formé, comme des enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé » (ibid.)

 

Le divertissement associe donc une agitation réelle à l’illusion d’un repos à venir. Atteindre l’objet qui doit procurer le repos c’est immanquablement trouver l’ennui, et c’est donc être entraîné à une nouvelle agitation ; et le cycle recommence à l’infini.

« Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable, par l’ennui qu’il engendre. Il en faut sortir, et mendier le tumulte. » (ibid.)

 

Aspiration au repos et impossibilité de s’en satisfaire, cette contradiction ne fait que manifester une nouvelle fois la nature double qu’est celle des hommes.

« Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur est en effet dans le repos et non pas dans le tumulte » (ibid.)

 

D’où le projet confus qui se forme en eux de « tendre au repos par l’agitation » : illusion qui les conduit au perpétuel recommencement .

A CETTE COURSE FOLLE, IL EST CLAIR QU’A L’ECHELLE HUMAINE, PASCAL NE CONÇOIT AUCUN MOYEN D’Y ECHAPPER. EST-CE A DIRE QUE LE DIVERTISSEMENT SOIT RADICALEMENT CONDAMNE ?

La réponse dépend du point de vue auquel on se place.

« les philosophes … qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté ne connaissent guère notre nature » (ibid.)

 

S’il y a vanité dans le divertissement, cette vanité a son prix, puisqu’elle seule permet humainement d’éviter le malheur : « sans divertissement il n’y a point de joie ; et avec le divertissement il n’y a pas de tristesse » (ib.). Entre autres preuves que le peuple a les opinions très saines, Pascal cite comme premier exemple :

« D’avoir choisi le divertissement et la chasse plutôt que la prise. les demi-savants s’en moquent et triomphent à montrer là-dessus la folie du monde. Mais, par une raison qu’ils ne pénètrent pas, on a raison. » (5/ 101)

 

Il est pourtant impossible de donner complètement tort aux philosophes. Le bonheur que procure le divertissement est d’une évidente fragilité.

« N’est-ce pas être heureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? –Non, car il vient d’ailleurs et de dehors : et ainsi il est dépendant, et partant sujet à être troublé par mille accidents, qui font les afflictions inévitables » (8/ 132)

 

Ces malheurs particuliers, qui sont peu de chose devant la misère essentielle de l’homme, n’en existent pas moins : lorsqu’ils surgissent, tout le charme du divertissement s’évanouit ; la réalité du malheur s’impose.

De plus, dans l’insatisfaction qu’éprouve l’homme lorsqu’il atteint ce qu’il croyait être l’objet de son désir, se révèle son besoin d’infini. L’homme « veut être heureux, et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne pas vouloir l’être. Mais comment s’y prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendit immortel. Mais ne le pouvant, il s’est avisé de s’empêcher d’y penser. » (8/ 134)

Le divertissement n’est plus qu’un leurre pour tromper des aspirations qui devraient mener à la recherche d’un « être nécessaire, éternel et infini » (8/ 135). En tuant l’ennui, il nous empêche de lui trouver le vrai remède :

« la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement ; et cependant, c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort » (1/ 414)

 

C’est donc bien l’homme sans Dieu qui se livre au divertissement, oubliant, sans la guérir, sa misère profonde. L’image qui en est tracée laisse entrevoir, par contraste, celle de l’homme heureux sans Dieu.


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