Le rythme urbain est entretenu par le culte de la vitesse. Partout, il faut courir, agir vite : les publicités pour la rapidité des débits Internet, ou les enseignes de fast foods perturbent notre perception du temps.

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L'essentiel

- La pression du temps fait obstacle aux tâches intellectuelles et créatrices, nous fait perdre de vue ce qui est important et la vision de notre avenir.

- Psychologiquement, la vitesse peut être enivrante. Mais quand elle cesse, nous éprouvons le besoin d'occuper notre cerveau.

- Le remède est simple : passer du temps à satisfaire sa curiosité, respecter des plages horaires incompressibles pour manger, déconnecter son téléphone, rêvasser ou discuter... hors réseau !

L'auteur

Christophe André est médecin psychiatre à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris.

Du même auteur

En 1825, le poète et philosophe allemand Johann Wolfgang von Goethe s'inquiétant de l'accélération du monde déjà à l'œuvre en son temps, inventa, dans une lettre écrite à son neveu, le néologisme Veloziferisch, né de l'association de Velocitas (vitesse, en latin) et de Lucifer(qui en soulignait les potentialités diaboliques). Goethe assistait aux prémices de la révolution industrielle et de son goût immodéré pour la vitesse et l'accélération, et avait l'intuition des dérives qui allaient en résulter. Et, près de deux siècles plus tard, ses inquiétudes prennent un caractère visionnaire…

Notre époque considère la vitesse comme une valeur en soi, et fait de la réactivité une vertu ; notre culture chérit et promeut le speed et le quick. Ainsi, cette étrange et désagréable formule qui fleurit depuis quelques années à la fin des messages téléphoniques ou courriels de certains de nos interlocuteurs : « À très vite ! ». Sous-entendu : « Pas question d'attendre ou de prendre ton temps pour me répondre ». Dans le monde commercial, les incitations à acheter sans attendre (« Offre spéciale limitée à 24 heures »), même si on n'a pas l'argent (« Prenez maintenant, payez plus tard ») sont devenues la règle.

Serions-nous proches de l'overdose ? Est-ce que l'excès d'incitations à accélérer ne pourrait pas avoir des effets délétères, par exemple sur notre bien-être (ou, en entreprise, sur la qualité de notre travail) ? Ne sommes-nous pas en train de souffrir d'« accélérite » chronique, comme d'une maladie inflammatoire de l'esprit, qui consisterait à nous sentir toujours sous la pression du temps, à tout faire plus vite, parfois sans même savoir pourquoi, ou simplement parce que nous en avons pris l'habitude (avaler nos repas trop vite, même le soir chez nous) et que tout le monde fait comme ça autour de nous (répondre dès que le téléphone sonne ou qu'un sms arrive) ?

D'où vient l'accélérite ?

Les causes de l'accélérite sont multiples. D'abord, il faut bien comprendre que le progrès en lui-même, du moins dans sa version moderne, c'est-à-dire à partir du xixe siècle, est indissociable de la notion de vitesse : il nous permet d'aller plus vite d'un point à un autre (vitesse des transports), d'effectuer plus vite une tâche donnée (labourer, fabriquer un objet), etc. Cette recherche d'accélération n'était alors pas désintéressée, mais étroitement liée aux exigences du capitalisme naissant, aux notions de rendement et de productivité : le temps gagné n'était pas destiné à se reposer ou à profiter de la vie, mais à travailler davantage. La devise de cette époque restera sans nul doute celle de Benjamin Franklin : « Le temps, c'est de l'argent ». Le paysan sur son tracteur ne travaille pas moins que ses ancêtres à la charrue, mais il produit davantage. C'est vrai pour l'ouvrier à la chaîne par rapport à l'artisan. Récemment, l'arrivée des nouvelles technologies (ordinateurs et Internet) n'a pas permis de disposer de davantage de temps libre pour des tâches créatrices. Chacun s'est trouvé confronté à toujours plus d'informations et de messages à traiter, et à une dépendance accrue au bon fonctionnement des machines. C'est ce que certains nomment le technostress.

Ensuite, la transformation des citoyens en consommateurs a, elle aussi, dans le même temps, contribué au phénomène : incités à consommer distractions (écrans et télévision) et activités de loisirs, il est bien rare que nous disposions d'assez de temps pour en profiter. Le sentiment de « manque de temps » chronique devient un facteur de stress moderne : beaucoup de tâches, professionnelles ou domestiques, seraient agréables si nous disposions du temps nécessaire pour les accomplir. Mais cela supposerait que nous limitions beaucoup d'activités annexes (passer moins de temps sur Internet ou devant la télévision, perdre moins de temps en réunions professionnelles inutiles ou dans les transports, etc.). Pas si facile… Or de nombreuses études montrent que la pression du temps fait obstacle aux tâches intellectuelles et créatrices. Si on laisse à des volontaires le même temps pour réaliser un test, mais qu'on dit aux uns « Vous disposez de largement assez de temps pour ce test » et aux autres « Le temps dont vous disposez sera sans doute insuffisant », les participants du second groupe obtiennent de moins bons résultats. Le sentiment de ne pas avoir assez de temps est en soi facteur de stress.

Conséquences psychologiques

Le sociologue allemand Hartmut Rosa parle volontiers de l'aliénation liée à l'accélération dans nos styles de vie. Être aliéné, c'est se trouver dépossédé de son identité et de son autonomie. On parlait autrefois des « aliénés » pour désigner les malades mentaux ayant apparemment perdu leur raison. L'aliénation liée à l'accélération est d'une autre nature : elle est plus insidieuse, car elle semble dans un premier temps accroître notre pouvoir, faire de nous des humains « augmentés » (capacités à se déplacer plus vite, à contacter les autres plus rapidement grâce au téléphone et à l'Internet, à accéder plus vite à des données lointaines et éparses grâce aux moteurs de recherche).

Mais dans le même temps, elle modifie profondément notre façon de réfléchir : nos pensées sont de plus en plus brèves et superficielles, car de plus en plus souvent interrompues par diverses sollicitations, et les objectifs que l'on a fixés sont fréquemment chassés par de nouvelles demandes. Nous disposons de moins de temps pour réfléchir et analyser les informations que nous recevons, car leur nombre est devenu gigantesque : en prendre connaissance consomme déjà un temps considérable ; quant à les approfondir…

Dans cette aliénation, une confusion entre l'urgent et l'important est également à l'œuvre. Est urgent ce qui, si nous ne le faisons pas, nous causera des problèmes : travail à remettre en temps et en heure, réparation d'un robinet qui fuit, courses à faire pour nourrir la famille, réponses à apporter aux courriels ou appels téléphoniques insistants. Et nous négligeons ce qui peut attendre et n'aura pas de conséquences graves, du moins à court terme : aller marcher dans la nature, voir nos amis, jouer de la musique, réfléchir au sens de la vie ou de notre travail. Notre société nous pousse souvent à privilégier l'urgent au détriment de l'important.

Vous pensez être à l'abri ? Alors faites ce test : que faites-vous si, pendant que vous parlez à quelqu'un ou que vous êtes à table pour le repas familial, votre portable sonne ? Vous écoutez le message après le repas, c'est-à-dire que vous savez résister à l'urgent et préserver l'important, le lien social, ou vous cédez à cette pseudo-urgence ?

Certes, la pression exercée par notre environnement marchand, qui a beaucoup de choses à nous vendre et doit capter notre attention de plus en plus vite, est forte : il s'agit donc de créer un sentiment d'urgence pour que nous achetions maintenant (plus tard, le produit sera à un prix moins intéressant, ou il sera épuisé) et sans réfléchir au prix (grâce à l'incitation au crédit). Prendre son temps pour réfléchir et comparer risquerait de conduire les acheteurs à renoncer à des achats somme toute souvent inutiles. Attention à ne pas surestimer nos capacités à résister à ces influences environnementales ! Elles s'exercent souvent par des mécanismes d'imprégnation et d'activation inconscients. Ainsi, une étude récente a montré que la présence de fast foods dans un quartier stimule les dépenses impulsives (les chercheurs parlent de financial impatience), beaucoup plus que celle de restaurants classiques.

Vulnérables à la vitesse

Cependant, si nous adhérons si facilement aux incitations à accélérer, c'est aussi parce que nos esprits y sont sensibles, je dirais presque prédisposés. D'abord sous l'effet d'influences culturelles : dans nos stéréotypes sociaux contemporains, vitesse et jeunesse vont de pair. Ceux qui vont doucement, ce sont les vieux ! Ainsi, lors d'une expérience, les chercheurs demandaient à des volontaires (sans leur expliquer pourquoi) de manipuler des mots et des phrases évoquant la vieillesse : en mesurant ensuite leur vitesse de marche à la sortie du laboratoire, après l'exercice, ils ont constaté que ces sujets marchaient plus lentement que ceux qui n'avaient pas été stimulés avec ce stéréotype !

Mais il n'y a pas que la culture : des mécanismes cérébraux interviennent également. Les dispositifs expérimentaux qui incitent les volontaires à accélérer leur pensée et leur élocution (commenter une vidéo passée en vitesse accélérée par exemple) montrent que cela augmente les ressentis émotionnels positifs, principalement l'excitation : on se sent plus alerte, actif, enthousiaste. Peu importe apparemment ce que l'on fait vite, du moment que l'on accélère : ainsi, une étude a montré que le contenu de mots a moins d'impact que la vitesse de lecture. En effet, plus on lit vite, plus on a l'air joyeux et excité, et même si les mots lus sont censés déclencher des émotions tristes, les lire à toute allure amorce des émotions plutôt joyeuses. Enfin, d'autres travaux montrent que faciliter la résolution de tâches simples en permettant notamment de les réaliser plus vite améliore l'humeur.

Une des explications possibles est que l'accélération active probablement les neurones dopaminergiques, sensibles à ce qui est nouveau, intense et gratifiant. Or la dopamine est associée à la dépendance et à la récompense, notamment dans les addictions. Notre cerveau serait-il enclin à être « accro » à l'accélération, qui lui procurerait du plaisir à bon compte ? Ainsi, la vitesse serait au cerveau ce que le sucre est à l'estomac : une source de plaisir immédiat, mais pas forcément bonne pour la santé et la performance, surtout en cas d'abus.

Évoquons pour terminer un dernier facteur expliquant notre vulnérabilité aux incitations sociales à l'accélération : attendre et ne rien faire ennuie ou parfois même angoisse beaucoup de personnes. D'où une tendance assez naturelle à « occuper son esprit » en s'engageant dans diverses actions ou distractions, ces dernières étant facilitées par les nouvelles technologies (musique et images sont désormais disponibles en tout lieu et à toute heure). Cette pléthore d'occupations, accessible sans efforts, conduit peu à peu les êtres humains à ne plus guère traverser de périodes d'attentes, d'inaction ou de contemplation. Autrement dit, à ne plus jamais laisser leur cerveau au repos. Pourtant, on sait aujourd'hui que les périodes d'apparente inactivité du corps ou de l'esprit (sommeil, rêveries diurnes, mais aussi tous les moments de la journée où on laisse son esprit vagabonder) ne sont pas des périodes de vacuité cérébrale. Par exemple, des données récentes concernant le « réseau cérébral par défaut » montrent que ce réseau est constitué de zones qui ne s'activent que si nous ne faisons rien et ne pensons à rien de particulier. Il aurait un rôle essentiel et permettrait à nos contenus mentaux de se réorganiser, se relier, se répartir dans les différentes zones de notre mémoire.

Un rééquilibrage nécessaire ?

Face à l'épidémie d'accélérite, faut-il alors faire l'éloge de la lenteur ? Peut-être bien ! Non pas que la lenteur soit intrinsèquement supérieure à la vitesse : nous avons besoin des deux, selon les activités et les moments. Par exemple, s'agissant des émotions positives, indispensables à notre équilibre, certaines relèvent plutôt de la vitesse (l'excitation, la joie), tandis que d'autres nécessitent plutôt de la lenteur et du calme (le bonheur, la sérénité). Quiconque a essayé d'endormir le soir un petit enfant excité a pu faire cette expérience délicate : comment, en restant sur le registre des émotions positives, le faire passer d'une excitation joyeuse peu propice au sommeil, à un bonheur calme, plus adapté à cet instant de la journée ? Si les troubles du sommeil sont aujourd'hui si fréquents, c'est peut-être aussi parce que nous avons du mal à quitter l'état d'excitation quasi constant où nous sommes maintenus par notre société.

Nous avons donc besoin d'alterner vitesse et lenteur, mais actuellement notre société favorise trop la vitesse, l'accélération, la réactivité immédiate. Et ce qui doit être protégé et valorisé, ce sont plutôt les tendances inverses : calme, lenteur et continuité. La vogue actuelle de la méditation (à la fois dans les pratiques personnelles, mais aussi dans les recherches en psychologie et en neurosciences), peut être considérée comme un témoin de ce besoin de rééquilibrage : la personne qui médite s'adonne à une forme de lenteur jugée salvatrice.

L'émergence de l'époque du slow

Mais la méditation ne fait finalement que s'inscrire dans un mouvement bien plus vaste de décélération contemporaine, parfaitement incarné par les mouvements slow : slow science ou slow food. Ainsi, le mouvement slow science – ou science lente – est un collectif informel de chercheurs qui milite pour le ralentissement et la « désexcellence ». Il ne souhaite pas pour autant que nous renoncions à la vitesse et à l'excellence, mais demande qu'à leurs côtés, la lenteur et la gratuité (par exemple, dans le domaine scientifique, les recherches inspirées par la pure curiosité, face aux recherches motivées par la poursuite d'objectifs précis) gardent toute leur place.

Apparu il y a une vingtaine d'années, le concept de science lente fédère des chercheurs de toutes les disciplines, issus initialement de la physique et de la chimie, puis rejoints par ceux des sciences humaines. Le mouvement de science lente fait le constat suivant : si nous ne régulons pas la course à la performance et à la productivité (toujours plus de recherches et de publications), non seulement les pseudo-recherches stéréotypées prendront de plus en plus de place, mais c'est le processus même de la recherche qui sera affecté. Car avant d'aboutir et de publier, il faut prendre le temps de réfléchir, de lire, de comprendre, de s'égarer, de tirer les conclusions : si ce temps est sacrifié, les malheureux chercheurs en batterie pondront à la chaîne des travaux insipides et peu nourrissants. Les progrès de la science ont toujours relevé de ce mécanisme : prendre connaissance de ce qui a été fait, pour mieux comprendre ce qui reste à faire – ou à refaire. Ces conditions sont aujourd'hui menacées.

Cette tendance lente se développe aussi dans nos assiettes : le mouvement du slow food, (l'opposé, évidemment, du fast food) apparu en 1986 en Italie, encourage à prendre son temps avec la nourriture, que ce soit le temps de laisser pousser les aliments (sans course au rendement), de les cuisiner (halte au fast food !) ou de les savourer (prenons le temps de faire de vrais repas au lieu de manger à toute allure sur le pouce). Outre les effets apaisants pour le psychisme, on connaît aujourd'hui les bénéfices en termes de santé, liés à une ingestion lente des aliments.

Accélération liée à la technologie et au consumérisme d'un côté, ralentissement et décélération de l'autre, liés aux désirs citoyens de mieux savourer le quotidien : quelle sera l'issue de cet affrontement ? Sans doute de nouveaux styles de vie, mêlant ces deux besoins humains dans des proportions dont il est bien difficile encore de prévoir l'issue !

Pour en savoir plus

S. DeVoe et al., Fast food and financial impatience : a socioecological approach, in Journal of Personality and Social Psychology, vol. 105(3), pp. 476-494, 2013.

H. Rosa, Aliénation et accélération, Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012.

C. André, Slow Science : moins mais mieux, Pour La Science, n° 410, pp. 16-17, 2011.

M. DeDonno, Perceived time pressure and the Iowa gambling task, in Judgment and Decision Making, vol. 3(8), pp. 636-640, 2008.

E. Pronin, Psychological effects of thought acceleration, in Emotion, vol. 8(5), pp. 597-612, 2008.

M. Mason et al., Wandering minds : the default network and stimulus-independent thought, in Science, vol. 315, pp. 393-395, 2007.