Platon, La République,
livre VII 518b-d
(Socrate) : « il faut donc, repris-je, si tout cela est
vrai, en tirer la conclusion que voici : c’est que l’éducation
n’est point ce que certains prétendent qu’elle
est ; ils prétendent en effet mettre la science dans l’âme,
où elle n’est pas, comme on mettrait la vue dans des
yeux aveugles.
Ils le prétendent en effet, dit-il.
Or, dis-je, le discours présent fait voir que toute
âme a en elle cette faculté d’apprendre et un
organe à cet usage, et que, comme un œil qu’on
ne pourrait tourner de l’obscurité vers la lumière
qu’en tournant en même temps tout le corps, cet organe
doit être détourné avec l’âme tout
entière des choses périssables, jusqu’à
ce qu’elle devienne capable de supporter la vue de l’être
et de la partie la plus brillante de l’être, et cela,
nous l’appelons le bien, n’est-ce pas ?
Oui.
L’éducation, repris-je, est l’art de tourner
cet organe même et de trouver pour cela la méthode
la plus facile et la plus efficace ; elle ne consiste pas à
mettre la vue dans l’organe, puisqu’il la possède
déjà ; mais, comme il est mal tourné et regarde
ailleurs qu’il ne faudrait, elle en ménage la conversion.
»
INTRODUCTION
1) Contexte : il s’agit, dans le livre
VII de La République, de l’éducation que doit
(ou devrait) recevoir le philosophe destiné à gouverner
la Cité idéale construite dans les livres précédents
par le porte-parole de Platon, Socrate. Il faudra donc bien avoir
en tête, dans la lecture du texte, que pour Platon, philosophie
et éducation sont liées, et que nous sommes ici dans
un contexte où l’éducation est envisagée
philosophiquement.
2) Le thème de ce texte est explicitement
celui de la nature de l’éducation.
3) La thèse de l’auteur est que
l’éducation est une conversion de l’âme.
4) La problématique est celle de savoir
si l’éducation consiste à apprendre à
se servir de façon adéquate de sa faculté d’apprendre,
ou bien (notons que c’est là la thèse réfutée
par Platon) si elle consiste à “remplir” l’âme.
5) Mouvement général et articulations
: le texte se présente comme un dialogue entre Socrate et
un interlocuteur qui a pour rôle de nous amener progressivement
à la découverte de la vérité, en voyant
progressivement l’inanité des thèses admises.
Socrate a le rôle de mettre en évidence, ou d’amener
cet interlocuteur à admettre, les paradoxes qui se cachent
en elles, comme on peut le constater dans notre texte.
D’abord, 1) dans le premier paragraphe, il s’agit
de prendre conscience du fait que l’éducation, dont
il s’agit de rechercher l’essence (ou la façon
correcte de la penser, de la concevoir), ne peut être ce que
l’on a coutume de dire qu’elle est. C’est une
thèse seulement négative, qui ne dit pour le moment
que ce qu’elle n’est pas. Le moyen dont se sert Socrate
: une analogie avec l’organe de la vue.
Ensuite, 2) dans le deuxième paragraphe, Platon montre
bien que la conception de l’éducation abordée
en 1) était une fausse conception de l’éducation
(erreur de principe), en se basant sur son système -puisqu’il
s’interroge ici, afin de trouver quelle est la véritable
conception de l’éducation, et afin de montrer que la
conception précédente ne peut pas être valable,
sur la nature même de la science, de laquelle va découler,
comme une évidence, ce sur quoi doit porter par définition
tout apprentissage.
Enfin, 3) dans le dernier paragraphe, Platon-Socrate nous donne
la “bonne” définition de l’éducation,
en revenant sur 1) et 2) (elle ne consiste pas à apprendre
à voir, mais à mieux voir).
DEVELOPPEMENT
PREMIER PARAGRAPHE
On ne sait pas, ici, quelle définition de l’éducation
a en vue Platon, mais on sait (comme on le verra dans le dernier
paragraphe) qu’elle consiste à croire qu’éduquer
quelqu’un, c’est “mettre la science (ce qui est
appris) dans l’âme”, comme on met la vue dans
l’organe.
A) Selon la conception de l’éducation que
critique ici Platon, l’éducation consisterait donc
à remplir l’âme de connaissances.
Le “où elle n’est pas” semble ici s’entendre
comme étant, ou référant, au présupposé
propre aux tenants de la thèse réfutée ici
par Platon. En effet, il semble bien que ce que ne voient pas ces
derniers, c’est que l’âme n’est pas une
“table rase”, une tablette sur laquelle rien n’est
par avance inscrit ou du moins prédisposé, “en
puissance”, pour reprendre une expression aristotélicienne,
puisque croire qu’éduquer consiste à remplir
l’âme de connaissances (contenus) c’est bien croire
que la science, comme il le dit, n’est pas dans l’âme.
L’âme serait donc entièrement vide, avant l’éducation
entendue ici, il faut le noter, comme étant synonyme de,
donc équivalente à, l’apprentissage. La conception
que critique donc dans ce texte Platon, est celle que l’on
peut qualifier de conception empiriste de l’apprentissage,
puisqu’il s’agit bien de soutenir que tout ce qu’on
apprend (l’objet “assimilé”) vient du dehors
dans l’âme conçue comme réceptacle où
n’importe quoi d’extérieur à cette âme
peut y être assimilé, ou “entassé”.
(C’est différent, notons-le, de la conception qui va
être celle de Platon dans le deuxième paragraphe, puisqu’il
va soutenir quant à lui qu’il y a des contenus conformes
à l’âme par définition, qui sont son objet
propre, celui par l’accès auquel, en quelque sorte,
elle va se réaliser).
B) Afin de nous montrer l’inanité de cette
conception, Socrate-Platon opère, pour le moment, une analogie
avec la vision. Il ne soutient pour le moment pas de thèse
; il s’agit juste de faire voir à quel point cette
conception suppose possible une impossibilité.
En quoi consiste cette analogie? Elle met en jeu quatre termes,
à savoir : la vue, les yeux, l’âme, la science.
La vue, c’est la faculté de voir, ou l’acte de
voir, et les yeux (aveugles) sont l’organe par lequel la vue
est possible. On peut dire que dans cette analogie, l’âme
correspond aux yeux (organe) et la science, à la vue (faculté).
Comme il est contradictoire, veut nous dire ici Socrate, que les
yeux aveugles puissent être éduqués à
l’acte de voir, à voir, puisqu’ils n’ont
pas la faculté ou prédisposition à la vue,
il est contradictoire de dire ou de croire que dans une âme
qui serait vide, une “table rase”, qui n’aurait
donc pas en elle la science, ou faculté de savoir, on pourrait
lui faire acquérir ce contenu ou acte (bref : cela signifie
qu’on ne peut commencer à apprendre, si on ne sait
pas déjà ce qu’on cherche...).
Cette analogie montre donc bien l’absurdité d’une
conception que nous avons appelée “empiriste”
de l’éducation, puisque, en effet, si l’éducation
consiste à mettre la science (contenu, acte, ou résultat
du processus d’apprentissage) dans l’âme, alors,
c’est comme si (en tout cas on présuppose que c’est
possible) on disait que l’on peut mettre la vue (contenu,
acte de voir) dans les yeux aveugles (organe pourtant atrophié
et par définition incapable d’acquérir jamais
la vue). L’analogie nous montre donc bien que ce qui ne va
pas, dans la conception de l’éducation qu’il
s’agit ici de critiquer, et de dépasser, c’est
que cela revient à dire que dans une âme ne sachant
rien du tout, on peut mettre de la science, ce que pourtant, par
définition, elle ne sait pas.
Par conséquent, il semble bien que le problème de
cette conception, en plus de ce que nous avons déjà
dit, consiste à considérer comme éléments
nécessaires à tout apprentissage, seulement l’organe
et l’acte. En effet, on peut penser que si c’est absurde
de dire que l’on met la vue dans des yeux aveugles, c’est
à la fois du fait que :
a) on met quelque chose (acte) dans quelque chose de vide
b) ou d’inapte à recevoir cet acte (bref, qui n’est
pas “apte à...”).
Disons que le problème de cette conception est que l’apprentissage
serait trop brutal, ou trop soudain. Il manque bien, ici, comme
on va le voir par la suite, la faculté de voir à l’oeil
aveugle, et la faculté d’apprendre (Platon dira la
“science”) à l’âme.
DEUXIEME PARAGRAPHE
Après l’exposition, sur un mode négatif et
analogique, qui en fait bien voir les présupposés,
de la conception de l’éducation qu’il s’agit
de remettre en cause, Platon-Socrate passe ici, non directement
à sa propre conception de l’éducation, mais
à sa conception de l’âme -qui est ce qui va obliger
à avoir une tout autre conception de l’éducation
que la précédente. La question qu’il se pose
ici est donc celle de savoir ce qui est nécessaire pour que
l’apprentissage soit rendu possible, étant donné
que dans le premier paragraphe, on la rendait impossible. Ici, il
s’agit de se placer du côté du sujet qui apprend
et/ou qui va être éduqué. Evidemment, nous avons
déjà ici, en filigrane, sa conception de l’éducation,
à travers son objet propre -qui fait aussi ici l’objet
de son analyse.
A) Contre la thèse adverse, l’âme,
sujet de tout apprentissage, a à la fois, ou contient :
a) une faculté d’apprendre : c’est-à-dire,
une prédisposition, une puissance (elle est donc conçue
comme étant capable d’avance de...). Ce qui présuppose
qu’elle n’est pas vide de tout contenu. On se permettra
donc ici d’interpréter ce passage comme signifiant
que, plutôt que la science telle quelle est dans l’âme
(pourtant, on pourra certes nous objecter que Platon soutient une
thèse dite de la “réminiscence”), que
si la science ne s’y trouve pas en acte, elle s’y trouve
en puissance, et qu’il s’agit de la retrouver. Ce qui
est nécessaire, donc, pour que l’âme puisse apprendre.
b) Un organe destiné à cet usage (“l’oeil
de l’âme”) c’est-à-dire, pour apprendre.
On voit donc bien qu’apprendre ne consiste pas à
remplir un réceptacle vide d’un contenu étranger
ou extérieur. Le résultat, ou mise en acte (notons
que l’éducation sera pour Platon, une véritable
mise en acte) , c’est-à-dire, la science, est déjà
“en puissance” dans l’âme. Et que par conséquent,
pour bien comprendre en quoi consiste l’éducation,
ainsi même que pour la rendre possible, il fallait ajouter,
à l’organe, une faculté.
B) De nouveau, analogie avec l’oeil (ou la vue):
-d’un côté, on a l’oeil et le corps, et
les termes “tourner vers” ainsi que le couple de contraires
“obscurité” et “lumière” ;
de l’autre, on a l’oeil de l’âme, et les
termes “détourner de” ainsi que “choses
périssables”, “être”, “partie
la plus brillante de l’être”.
Que signifie-t-elle?
a) que l’éducation ou l’apprentissage ne consiste
plus à aller du dehors vers le dedans, et à remplir
l’âme d’un contenu. Il s’agit plutôt
d’une conversion, ie, on va de l’âme vers le monde
intelligible, ou la science, en se détournant du monde sensible.
b) Pour bien comprendre la signification de la thèse soutenue
ici, nous devons recourir à l’explication de la conception
de l’être platonicienne ; en effet, Platon nous met
ici du côté de l’objet, de la science, qui est
l’objet à apprendre, ou, l’enjeu véritable
de l’éducation.
- Conception de l’être dans la République
: il y a deux sortes d’être, dont l’une est à
mi-chemin entre l’être et le non-être, et que
Platon dénomme souvent “choses sensibles” ou
“périssables” ; et il y a l’être
véritable qui mérite vraiment le nom d’être,
à savoir, l’essence immuable des choses, que Platon
appelle les Idées. Enfin, au summum, il y a , comme on peut
ici le voir, l’Idée du Bien, qui éclaire tout...
-Nous avons dit dans notre introduction qu’il s’agit,
dans le livre VII de la République, du programme
d’éducation du roi-philosophe. Or, ce qu’il doit
chercher à atteindre, ou ce qu’on doit lui apprendre
à atteindre, c’est ce qui est au sommet de la hiérarchie,
l’être véritable, et l’Idée du Bien
signifie sans doute l’éblouissement que la découverte
de ces Idées crée en lui... (L’éducation
est donc, pourrait-on dire, éducation à la philosophie,
elle consiste à devenir philosophe, ou encore, elle est possible
grâce à l’attitude philosophique, puisque chez
Platon, c’est le philosophe qui est seul capable d’avoir
accès aux Idées, à la “science”).
C’est donc bien, comme nous le disions au début, d’un
point de vue philosophique que Platon envisage ici l’éducation,
ou, il nous en donne une définition philosophique.
Nous pouvons donc, après ce petit détour, répétons-le,
nécessaire pour bien comprendre ce passage, noter, d’abord
que ce n’est pas seulement la conception de l’âme
qui va imposer sa définition de l’éducation,
mais aussi, sa conception de l’être (de ce qui est à
apprendre, ce qui est l’objet de la science) et des rapports
âme et être ; et, ensuite, on voit que la question à
travers laquelle Platon envisage l’éducation, est celle
de savoir comment on atteint l’être véritable.
Etre éduqué, ou apprendre, consiste à savoir
détourner son regard de l’être sensible et à
être capable de voir l’être véritable,
à supporter sa vue sans en être ébloui (cela
réfère à l’éblouissement de la
caverne).
c) L’éducation consiste donc en fait à se
dégager de ses habitudes, à “désapprendre”
à faire usage de son corps. C’est une totale conversion
de tout notre être. Il s’agit en effet de savoir regarder
ailleurs que là où on a l’habitude de regarder
(de “devenir capable” : acquérir une disposition).
on était aveugle, on est devenu capable de voir = on a
été éduqué.
-mais cela n’a pas consisté à mettre la vue
dans les yeux aveugles, comme le disait Socrate en fin du premier
paragraphe :
a) c’est l’âme elle-même qui a fait le
travail
b) c’est une conversion
c) c’est la faculté qui de puissance, a été
amenée à l’acte.
TROISIEME PARAGRAPHE
De cette conception de l’âme et de l’être
(de ce qui est à connaître), Platon en déduit
donc, dans le dernier paragraphe, la définition précise,
et seule valable, selon lui, de l’éducation -définition
qu’on dira, plus encore que “philosophique”, “métaphysique”,
puisque dépendant d’une certaine ontologie...
Cette définition n’a plus rien à voir avec
la conception d’où est parti -mais il s’agissait
justement de voir en quoi elle n’était pas pertinente.
Platon, en exposant sa définition, qui s’ensuit directement
du deuxième paragraphe, fait d’ailleurs un retour au
premier paragraphe, afin de confronter directement les deux thèses
en présence.
L’éducation est donc :
a) art de tourner l’organe de l’âme (conversion)
b) de trouver pour cela la méthode la plus efficace et la
plus facile
Elle n’est pas (la mise en évidence par thèse
opposée est en fait une explicitation, ie, elle revient à
donner la raison pour laquelle l’éducation est...)
:
c) mettre le vue dans l’organe
d) car elle “la possède” déjà (nous
avons déjà expliqué plus haut cette thèse).
e) la nécessité de l’éducation vient
donc, non de ce que l’organe est vide (ce n’est pas
sur un organe dépourvu de faculté qu’elle s’exerce)
mais de ce qu’il est au départ “mal tourné”
(dans le mauvais sens).
Ici, on peut dire que c’est, plus proprement (ou en plus
d’être) qu’une conception métaphysique
de l’éducation, une conception morale. Cf. fait que
Platon dit bien que l’âme “regarde ailleurs qu’il
ne faudrait”.
CONCLUSION
Si la conception de l’éducation comme “ascèse”
n’est plus trop en vogue, il nous paraît toutefois toujours
actuel de concevoir l’éducation non comme un apprentissage
ou comme un remplissage de l’âme mais plutôt comme
une transformation de l’être, et l’acquisition
d’une certaine manière d’aborder les choses.
De plus, il est tout à fait pertinent de rattacher l’éducation
à la philosophie : la philosophie n’est-elle pas éminemment
une entreprise éducative (consistant à nous détacher
de nos préjugés, à avoir du recul face à
eux, etc.) ?
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